Nous ne sommes pas privilégiés en Belgique

Interview de François Biltgen dans les colonnes du Quotidien

Auteur Jean Rhein, 15 juin 2009 (Le Quotidien)

Le tribunal administratif a donné une suite favorable à la requête d’un étudiant en médecine contre une décision du ministre de l’Enseignement supérieur. Pouviez-vous refuser un certificat à cet étudiant? 

François Biltgen: Dans le cas que vous mentionnez, il ne s’agit pas d’une situation issue d’un accord légal avec le gouvernement belge que nous pourrions interpréter à notre guise. La Belgique a adopté en la matière une législation spécifique. Celle-ci est inspirée de la jurisprudence européenne. Cette jurisprudence impose la libre circulation et crée des règles identiques pour chaque ressortissant communautaire. La Belgique ne peut ou ne veut plus conférer – comme cela fut le cas par le passé – un droit spécifique au Grand-Duché qu’elle n’accorderait pas aux autres États, en l’occurrence à la France. 

L’approche que je lis parfois dans la presse selon laquelle la Belgique nous serait redevable d’une faveur en raison des avantages que nous accordons par ailleurs à ses ressortissants n’est malheureusement pas à suivre en cette matière. 

En Belgique, ou plutôt dans la Communauté française, il y a deux dispositions législatives qui nous concernent. Il y a d’abord le décret (c’est-à-dire la loi) de la Communauté française relatif à la planification des études médicales et ensuite le décret dit "Simonet" proprement dit relatif à certaines professions médicales, dont les vétérinaires et les kinésithérapeutes. 

Quant aux médecins, il y avait un accord, il y a bien des années, aux termes duquel certains résidents luxembourgeois ayant fait leur première année aux Cours universitaires pouvaient accéder aux études de deuxième année en médecine à l’université de Louvain-la-Neuve. Or, suite à la réforme en 2005 par les autorités belges des études médicales, cette dérogation a été abolie. Nous (Octavie Modert et moi) avons eu des négociations avec Marie-Dominique Simonet (NDLR : ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Relations internationales de la Communauté française; ministre de la Recherche, des Technologies nouvelles et des Relations extérieures de la Région wallonne) pour obtenir des dispositions d’exception à l’égard du Grand-Duché. La ministre s’est déclarée d’accord pour modifier la législation, à la condition que soient réalisées les mêmes modifications au niveau fédéral. En effet, en Belgique, un médecin pratiquant doit disposer d’un agrément au niveau de la Sécurité sociale, domaine relevant de la compétence fédérale. Suite à ces discussions, tant avec Mme Simonet au niveau communautaire qu’à l’époque avec M. Demotte, au niveau fédéral, les autorités compétentes belges ont modifié leur législation. Ainsi, quinze étudiants ayant fait leur première année à l’université du Luxembourg bénéficient à nouveau d’une admission non plus à la seule université de Louvain, mais aux différentes universités wallonnes, suite à une répartition opérée par les autorités belges compétentes aux conditions législatives (belges) suivantes: 

-disposer d’un diplôme de fins d’études secondaires "émis par un pays qui n’organise pas un cycle complet d’études médicales", 

-subir à l’université du Luxembourg les mêmes examens que les étudiants passant leur première année en Wallonie. 

Notre intervention était basée sur la réflexion – entre-temps comprise par la Commission de l’Union européenne – que pour les seules formations que nous ne pouvons pas offrir au Luxembourg (il est admis qu’une faculté de médecine doit pouvoir compter sur une population médicale d’un million de patients environ), il nous faudrait compter sur des dérogations exceptionnelles dans certains pays. 

Or, l’année passée, l’université du Luxembourg avait prodigué son enseignement à des étudiants disposant d’un baccalauréat non luxembourgeois et ceux-ci ont voulu, par la suite, continuer leurs études en deuxième année en Belgique. La Belgique s’est offusquée de cette approche, nous reprochant de court-circuiter ses règles internes en ne nous focalisant pas sur l’exception légale accordée aux résidents luxembourgeois. Il faut avoir en tête ces avatars pour comprendre l’affaire récente. 

Dans cette affaire en justice, il s’agissait d’un jeune homme ayant passé son baccalauréat à l’École européenne à Luxembourg. La conférence des doyens des facultés de médecine belge s’est opposée à la réception d’un candidat titulaire d’un bac européen. Voilà pourquoi nous n’avons pas mis l’étudiant en question sur la liste des quinze étudiants à communiquer à la Conférence des recteurs. 

J’accepte bien entendu l’ordonnance du tribunal administratif rendue le 14 mai dernier (NDLR : le numéro 25675 du rôle) et j’exécuterai cette ordonnance qui statue que la décision finale sur la recevabilité du candidat en Belgique ne me revient pas et que je n’ai pas le droit de me substituer préalablement aux autorités belges. Ce qui signifie que nous certifierons au candidat qu’il remplit a priori les conditions pour passer en deuxième année en Belgique à condition qu’il se classe parmi les quinze candidats à retenir et que son baccalauréat européen soit assimilé par les autorités belges au baccalauréat luxembourgeois. C’est donc aux autorités belges de trancher. 

Il s’y ajoute qu’il y a eu de nouvelles jurisprudences en la matière en Belgique. J’espère que les dérogations en notre faveur ne seront pas mises à nouveau en question suite à cette affaire. Tout dépendra du nouveau gouvernement régional de la Communauté francophone en Belgique.

Comment la situation se présente-t-elle actuellement en ce qui concerne la formation des kinésithérapeutes? 

En ce qui concerne les kinésithérapeutes, c’est le fameux décret "Simonet" qui s’applique. Il dispose que pour l’accès en première année (alors que l’affaire précédente concerne l’accès en deuxième année) de certaines professions médicales, dont les kinésithérapeutes, les non-résidents belges seraient soumis, le cas échéant, en cas de pléthore de demandes, à une sorte de numerus clausus dont l’issue sera réglée par voie de tirage au sort. 

J’ai lancé un appel en particulier au Cedies (département du ministère s’occupant des étudiants) et en plus à l’ACEL (association luxembourgeoise des cercles d’étudiants luxembourgeois) pour qu’ils signalent au ministère les candidatures qui auraient été refusées, notamment par tirage au sort. On ne nous a signalé presque aucun cas jusqu’à présent. Or, ce n’est que si je peux me baser sur des cas de refus réels que je pourrai vraiment revenir à la charge. 

Je dois cependant constater que la plupart des kinésithérapeutes au Luxembourg sont "belges". Plus d’un tiers sont de nationalité belge et un tiers sont de nationalité luxembourgeoise ou sont des résidents qui ont fait leurs études en Belgique. Est-ce une bonne chose que de n’avoir dans une profession que des gens formés dans un seul pays? 

Nous continuerons à inciter les autorités wallonnes et francophones à offrir également en matière de formation des kinésithérapeutes des dérogations aux résidents luxembourgeois, puisque leur nombre est finalement trop réduit pour que l’université du Luxembourg puisse leur offrir une formation ad hoc. Ceci dit, il serait préférable que davantage de professionnels soient formés dans d’autres pays et le Cedies informe les intéressés à cet égard. L’État doit en effet permettre aux jeunes l’accès aux études pour la profession à laquelle ils se destinent, mais cela n’implique pas nécessairement la réalisation de leur choix du lieu d’études.

Nous comprenons donc bien qu’il ne s’agit pas d’accords intergouvernementaux dans le cadre desquels l’accès aux universités est négocié? 

En effet, cela se discutait auparavant dans le contexte des accords culturels. Dans le cadre de la libre circulation, les accords culturels sont à cet égard dépassés.

Votre score personnel aux législatives de 2004 a été formidable. Si votre score personnel en 2009 a reculé, le fait est-il à imputer au ressort ministériel ingrat (le Travail et l’Emploi) que vous occupiez? 

En 2004, j’avais égalé le record de voix de Jean-Claude Juncker en 1999. Difficile de faire mieux, non? En plus, pour un président de parti, la performance personnelle doit compter moins que le résultat global. Or, c’est la deuxième fois de suite que le parti que je préside gagne formidablement suite à une campagne que j’assume. En plus, je reste sur le podium du Sud. Je n’ai pas de raison de désespérer! Bien sûr que je savais que j’allais peut-être devoir faire les frais de la crise en refusant de faire campagne pour le ministre du Travail, mais en m’impliquant à fond dans la campagne du parti. 

Au début de la crise, j’avais d’ailleurs proposé de mettre à disposition le mandat de président du parti pour séparer les trois fonctions (ministre, président du parti et candidat) et éviter que le parti ne souffre de la position ministérielle de son président. Mes collègues l’ont refusé et j’ai assumé. Et je ne m’en plains pas. 

En tant que ministre du Travail et avec mon collègue Jeannot Krecké, nous avons sauvé des milliers d’emplois. Malgré cela, le chômage est en hausse. C’est certain que les électeurs ne voient pas les emplois sauvés, mais le chômage accru, et fixent la seule responsabilité de ce fait dans le chef du ministre compétent. Ce dont a souffert par ailleurs le candidat Biltgen, ce sont les attaques contre le ministre du Travail auxquelles le président du parti n’a pas pu et voulu répondre en son nom personnel pour justement éviter que cela n’influe sur le résultat global du parti. Ceci dit, mon emploi du temps fut tellement serré en raison de la crise qu’à côté de mon engagement en tant que président du parti je n’avais nullement de temps pour défendre la position du ministre du Travail. Le résultat formidable de mon parti m’a donné raison. 

J’ai utilisé l’image de Lance Armstrong : on ne peut pas gagner chaque fois avec une demi-heure d’avance. Et pourtant j’ai réussi à garder plus que quelques minutes d’avance. C’est le résultat du risque calculé de me mettre au service du parti!

Avez-vous toujours envie de continuer au gouvernement, notamment au ministère du Travail? 

Cela ne dépend pas de moi. Je n’entrerai pas dans les négociations gouvernementales en réclamant un poste. En aucun cas, je ne me retirerai de la responsabilité à l’égard des gens qui éprouvent des problèmes. Je suis devenu ministre du Travail par conviction et par engagement. En effet, ma personnalité n’est pas de rechercher des responsabilités anodines garantissant ma reconduction au gouvernement pendant des décennies. Je suis un homme de réformes, fussent-elles impopulaires.

Si vous deviez exprimer quand même un vœu, une appréciation secrète, quel serait le ressort que vous aimeriez occuper? 

J’ai été très satisfait par la combinaison des ressorts dont j’étais en charge: Travail et Emploi, Recherche et Enseignement supérieur. J’estime que la fonction du ministre du Travail n’est pas de comptabiliser à la fin du mois le nombre des chômeurs, mais d’engager des réformes économiques et éducatives structurelles. Pour rester compétitif, le Luxembourg ne peut diminuer le salaire social minimum; nous ne pouvons abandonner simplement l’indexation des salaires: nous sommes condamnés (heureusement) à rester un pays à salaires élevés. Cela implique que les produits et les services doivent se situer à un haut niveau de valeur ajoutée. Il faut donc continuer à investir d’une part dans la recherche et l’innovation et d’autre part dans l’éducation et la formation. 

Il me semble qu’il a été utile, également, s’agissant de la réforme qui s’est engagée au niveau de l’école fondamentale, d’avoir adopté une démarche qui permettra de créer davantage de diplômés d’enseignement supérieur. Plus de la moitié des emplois nouvellement créés sont des emplois dont la qualification correspond à l’enseignement supérieur. Seuls 25% des jeunes quittant notre système scolaire disposent de cette qualification. Il n’en reste pas moins que les deux tiers des demandeurs d’emploi ne sont pas passés par l’école luxembourgeoise. Voilà une autre question structurelle à résoudre. 

Source: Le Quotidien, 15 juin 2009, Jean Rhein