„Je ne serai pas président de la Commission européenne”

Le traité de Lisbonne n’entrera pas en vigueur le ler1 er janvier 2009, les Irlandais ayant majoritairement exprimé un avis contraire. L’UE n’aura donc pas de nouveau président à cette date. Le renouvellement de la Commission européenne et du Parlement européen devrait donc se faire sur la base du traité de Nice. Entre-temps, les Européens parmi lesquels les Luxembourgeois discutent du prix du pétrole, du coût des aliments, de l’inflation. Tour de table du tageblatt avec le premier ministre Jean-Claude Juncker.

Le Sommet vient de se terminer. Tout le monde a conclu que cela s’est bien passé, mais également que la crise est reportée au prochain Sommet en octobre. Le calme actuel, la relative sérénité, est-ce que cela augure du bon ou du mauvais? 

Jean-Claude Juncker: "Il’y a deux sensibilités d’approche. Les uns disent: ‘Nous sommes dans un processus démocratique et dans ces conditions, le suffrage universel ne peut jamais déclencher de crise.’ Et puis il y a les autres qui prétendent: ‘L’Europe est à nouveau dans une crise.’ Je m’inscris dans cette catégorie, car lorsque le suffrage universel débouche dans une crise, celle-ci est doublement grave. 

Lorsqu’une crise apparaît parce que les dirigeants n’arrivent pas à se mettre d’accord, on se retrouvera à 27 et on réglera nos différends. Mais quand le peuple dit non, on ne peut pas rassembler tous les Irlandais à Bruxelles. 

Cette crise est donc bien plus difficile à surmonter qu’un désaccord politique normal. Il ne faut pas réduire un ‘Non’ exprimé par le suffrage universel à un couac de procédure. Donc je dis: ‘Nous sommes en crise.’ Une, fois de plus, on ne peut pas le nier non plus. 

Après les Danois et les Suédois sur l’euro, les Néerlandais et les Français sur le Traité constitutionnel, voilà l’lrlande qui dit non à un traité dit simplifié. Premièrement, il s’agit d’une crise qu’il faut évaluer différemment. Deuxièmement, ce serait une erreur de renvoyer les Irlandais directement dans les cordes et de leur imposer de l’extérieur les mesures à prendre à l’intérieur pour sortir de l’impasse. En tant que spécialiste des petits pays, je soutiens toujours qu’il est à déconseiller de dicter de l’extérieur les chemins à entamer. Les petits pays réagissent de manière beaucoup plus sensible et sont touchés dans leur dignité lorsqu’ils ont à prendre de si monstrueuses leçons. Il faut ménager les Irlandais dans leur dignité et leur sensibilité en renonçant à s’amuser sur leur compte. Il ne faut pas non plus leur insuffler une mauvaise conscience en prétendant qu’ils ont reçu des milliards d’euros de la part de l’Union européenne pour créer les bases de leur succès économique. Naïfs sont ceux qui pensent que la reconnaissance des peuples est une réalité qu’on peut vérifier à tout moment. En règle générale, ceci n’est souvent pas le cas. Churchill, de retour de Potsdam, est allé perdre ses élections législatives au Royaume-Uni. Les Néerlandais ont-ils souffert ou gagné de l’Europe? Dans mon appréciation, ils se trouvent sur le côté vainqueur. Les Français d’ailleurs également. Ce qui reste de la grandeur française, la France le doit à l’Europe. 

Il faut examiner en détail les raisons qui ont fait l’emporter le non. Il y a des raisons de politique intérieure. En fait, plus je réfléchis à ces référendums et ces expressions d’insatisfaction, ces signes de mauvaise humeur prononcée, j’y vois une double cause. L’une, je crois l’avoir identifiée de plus longue date. Deux parts, certes inégales, mais à peu près égales de l’opinion publique dans tous les pays se présentent de façon qu’une moitié est favorable à l’Europe, l’autre hostile. 

Et les gouvernements ne savent pas réconcilier ces deux groupes."

T": Mais n’y a-t-il pas un troisième groupe qui réclame plus d’Europe, mais peut-être une autre Europe? 

J.-C. J.: "Ceux qui revendiquent une autre Europe, ce qui sonne intelligent, ne sont pas d’accord entre eux. Chez ceux qui disent ‘pas cette Europe-là’, il y a ceux qui veulent une Europe plus sociale et ceux qui veulent une Europe s’inspirant plus du marché et de ses lois que de la solidarité organisée par la norme politique. Au Luxembourg, il y en a qui veulent plus d’Europe, mais qui sont pour l’unanimité dans la question des impôts. En France, il y en a qui veulent plus d’Europe et sont pour l’harmonisation fiscale, mais ne veulent pas que l’Europe leur fixe le taux maximal de TVA. Je pense que cette question ne se pose pas dans le contexte de référendums. 

Le Traité, un traité, ouvre une avenue, mais il ne dit pas combien de pistes forment cette avenue. Le Traité, tout comme une Constitution nationale laisse cette décision au pouvoir politique qui reçoit de la part de l’électeur la légitimation de former la politique. 

La question dans un référendum n’est pas de savoir si chaque décision européenne a été prise telle qu’on l’aurait voulue, mais si on veut donner à l’Europe le pouvoir de prendre certaines décisions, compte tenu des rapports de force politique. 

La question ‘Quelle Europe voulons-nous?’ est une discussion qu’il faut mener entre les traités. Il fut un temps où j’étais premier ministre dans une Europe à 15, dont 13 pays membres étaient gouvernés par des socialistes. Est-ce que ce fut une période de politique de gauche? Ce fut l’époque de la déréglementation! Jamais l’Europe n’a connu pareille période de déréglementation. C’étaient des gouvernements élus, ils avaient un traité et ils l’ont appliqué. Ils ne l’ont pas fait de manière telle que je l’aurais souhaitée. Je le dis ainsi, parce que je suis un mandant du sens social." 

"T": Si on veut créer l’Europe entre les traités, c’est-à-dire, lorsqu’on veut tracer les avenues, ne doit-on pas, une bonne fois pour toutes se donner les moyens? Au vu du budget européen, on a l’impression que l’Europe ne veut pas se les accorder. 

J.-C. J.: "C’est un détail, certes important, mais c’est un détail. Le traité ne fixe pas la hauteur du budget." 

"T": Voilà pourquoi je me pose la question. N’est-ce pas ce qu’il faut faire? 

J.-C. J.: "Tous les gouvernements de gauche étaient pour un tout petit budget." 

"T": Ce serait le moment d’y remédier. 

J.-C. J.: " Aucun pays n’est disposé d’accorder davantage de moyens en provenance des fonds nationaux pour les besoins de I’UE. Je l’avais essayé, pour autant que je sache. Et ce ne fut pas grand-chose. On s’est battu sur 0,01% du PIB européen. On était ridicule. Si le ridicule tuait, les rues de Bruxelles seraient jonchées de cadavres. 

Le budget n’est pas une raison en soi. Il est destiné à servir des politiques précises. Et parmi celles-ci, il y a des politiques qui sont exclusivement financées par des fonds européens, comme la politique agricole commune, et d’autres politiques, qui dans le rang des mesures prioritaires sont financées à la fois par le budget communautaire et les budgets nationaux.

Si on prétend, comme cela se fait souvent, que le budget européen finance des vieilles politiques, alors que nous devrions en financer de nouvelles, cela fait abstraction d’une évidence: le budget de la recherche, par exemple, budget européen et budgets nationaux cumulés, représente considérablement plus que la politique agricole commune, financée exclusivement par le budget communautaire. C’est un mauvais procès qu’on fait à la politique européenne. Car les limites, les buts, les objectifs en termes quantitatifs de la politique de recherche sont prises par une décision bruxelloise: chaque pays doit investir 3% du PIB dans la recherche. Et lorsque je fais l’addition de ces budgets, j’obtiens davantage que la partie agricole du budget communautaire. Dans tous les journaux eurosceptiques on lit pourtant que l’Europe investit plus dans la politique agricole. On compare l’incomparable." 

"T": Pour en revenir à la crise provoquée par le référendum irlandais, est-ce que le vote irlandais ne cache pas une autre série de crises latentes? Le cas de la Grande-Bretagne n’est pas résolu, même si le Parlement a voté, la Haute Cour doit encore se prononcer, en République tchèque et en Pologne, il y a également un problème qui se pose … 

J-C. J.: "La deuxième raison pour laquelle des référendums sont négatifs réside dans le fait que ceux-ci sont utilisés par le peuple souverain pour montrer le carton rouge à la classe politique comme telle. On parle souvent du fossé qui sépare la classe dirigeante et l’élite européenne du peuple. En fait, c’est juste la traduction, en termes bruxellois, d’une méfiance latente qui règne entre le peuple et la politique au niveau national. Ça devient encore plus évident dans des cas comme celui de l’lrlande et des Pays-Bas, où la majorité autant que l’opposition plaident pour un ‘Oui’, une majorité relativement claire d’électeurs se décide pour le ‘Non. Donc c’est le rejet de la classe politique. On n’a plus confiance dans le monde politique. La grande partie de la réponse à la crise de confiance qui est constatée en Europe via ces référendums se situe dans les pays nationaux. 

Lorsque je traverse la frontière à Sterpenich en direction de la Belgique, je reste le même aux yeux des Luxembourgeois. Je ne serai pas davantage légitimé après avoir passé Namur. C’est la même chose dans les autres pays. On se console avec des explications et comme l’Europe n’a pas été expliquée, qu’il n’y a pas eu assez de communication, la crise est grande parce que les gens ne comprennent pas ce qui est décidé à Bruxelles. 

En réalité, ils ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre ou tout simplement n’ont pas confiance dans les propositions de réformes qui sont faites. Si on faisait un référendum sur la réforme des retraites au Luxembourg, est-ce que ça passerait ou non? 

Je n’en suis pas persuadé." 

"T": N’est-ce pas aussi parce que le peuple, d’une manière diffuse, a le sentiment que la politique n’a plus le pouvoir qui lui était imparti, le pouvoir réel se situant ailleurs? 

J.-C. J.: J’hésite toujours lorsque je dois répondre à cette question. Qui a donné aux forces extra-politiques le pouvoir décisionnel? C’était une politique légitimée démocratiquement. Pourquoi l’a-t-elle fait? J’ai dit le 20 janvier 1990 (je m’en souviens encore bien, parce que j’ai tenu le discours sur deux béquilles lorsque j’ai été désigné président de mon parti) que le fait que le communisme , en train de s’effondrer ne devrait pas nous inciter à considérer le capitalisme comme vainqueur et de croire qu’il n’y aurait pas d’élément pernicieux dans ce dernier, qui, lorsqu’on lui laisse libre cours, se retournera contre l’intérêt commun. 

Si le pouvoir économique mondial dans ce monde globalisé davantage droit au chapitre que jamais auparavant, c’est parce que la politique s’est retirée rapidement du centre décisionnel en s’adonnant à une dérégulation frénétique. Mais cela ne veut pas dire que la politique a complètement abandonné le terrain. L’industrie ne déclarerait pas la politique de protection du climat comme une première priorité en Europe, les banques, de leur propre initiative n’auraient pas forcé l’arrivée de l’euro. 

L’euro, la protection climatique, les grands efforts dans l’aide au développement visant à atteindre les objectifs du millénaire: ce sont des décisions politiques. Simplifier en disant que la politique n’a plus son mot à dire et que l’économie décide est seulement vrai si la politique ne veut pas décider. Je fais partie de ceux qui estiment que la politique se retire trop souvent, que ce soit par confort ou par incompétence, du pôle décisionnel. 

Pour le reste, je suis d’avis que nous avions une longue période où les Etats avaient relativement beaucoup à décider, même en économie, et je ne parle pas du communisme, mais des pays à forte administration centrale, où il y avait une grande zone d’influence politique dans la prise décisionnelle individuelle des entreprises: ce sont les pays qui fonctionnaient le moins bien. Tant que les Anglais ont appliqué cette politique, ils n’avan-çaient pas. C’est seulement Mme Thatcher qui, en exagérant fortement, a libéré des forces économiques en Grande-Bretagne. La France et l’ltalie ont une croissance relativement faible parce que la zone d’influence politique envers les entreprises est encore très forte." 

"T": Mais dans le cas anglais, on est en droit de se poser la question à quel prix cette libéralisation s’est faite. Prenons l’exemple de tout le système de la santé. 

J.-C. J.: ,J’ai toujours utilisé la formulation de la déréglementation sans bornes et sans gêne. Il y a une croyance naïve qui consiste à espérer que les forces libres de l’économie conduisent automatiquement vers une société solidaire. Ce n’est strictement pas le cas. La solidarité est générée par le libre jeu du marché et de la sculpture qu’on obtient par l’action politique dans le domaine social. Il faut sculpter les résultats du marché.
J’aime les marchés, mais je ne tomberai jamais amoureux des marchés." 

"T": Mais lorsqu’on observe comment fonctionnent les marchés et les pays, il y a une énorme différence entre les réalités et la perception des gens. Eurostat vient par exemple de sortir des statistiques selon lesquelles les Luxembourgeois sont présentés comme les plus riches en Europe (tenant compte du PIB, en précisant qu’il faut relativiser au vu de l’apport des frontaliers). Les Luxembourgeois ne se portent pas mal, mais néanmoins ils ont l’impression qu’ils se portent de moins en moins bien. 

J.-C. J: "Ils lisent ça dans leurs journaux …" 

"T": Ah non! 

J.-C. J.: "… qui écrivent sans nuances que le pouvoir d’achat recule. Le contraire est vrai." 

"T": Vous prétendez qu’il est en croissance? 

J.-C. J.: "Oui. Nos coûts salariaux unitaires ont augmenté depuis 1999 de 26,9% , c.-à-d. 25 fois plus qu’en Allemagne. Deux fois plus qu’en France. 

Je n’aime pas argumenter avec un pouvoir d’achat moyen. Cela ne veut rien dire. Prenons comme exemple ma situation personnelle: je gagne assez pour ne pas avoir a souffrir de l’augmentation des prix de l’énergie et des produits alimentaires. Mais les personnes à bas salaires, gagnant 1.700, 1.800, 2.000 euros sont confrontées à une recomposition de leur carnet de consommation. Ils sont de plus en plus à l’étroit. Si les gens doivent accorder une plus grande partie de leur budget à l’achat d’essence ou de diesel, voire à l’alimentation, ils ont moins de moyens pour financer ce que je considère comme la vie en soi. 

Je suis d’accord avec l’analyse disant qu’au Luxembourg, les citoyens ont toujours suffisamment de ressources. Sauf ceux qui n’en ont pas assez. Et cette partie de la population est grandissante. Ils sont obligés de faire quelque chose de leur argent qui n’a rien à faire avec la vie en soi. On ne vit pas pour conduire une voiture et pour manger. C’est le minimum dans notre société mobile. Je dois pouvoir me déplacer et je dois pouvoir m’alimenter. Lorsque ce volet prend une part croissante de mon budget, je perds les points de contact avec d’autres activités qui rendent la vie viable. Je me tue à le répéter, y compris au sein du gouvernement. Et pour parer à cette évolution, nous avons introduit le bonus pour enfants, nous transformons les abattements fiscaux en crédits d’impôt, nous faisons une allocation de vie chère qui est doublée par rapport à l’allocation de chauffage. Car les gens qui ont beaucoup moins que la majeure partie ont des problèmes très concrets. Mais c’est une minorité dans ce pays et de surcroît essentiellement une minorité qui ne dispose pas du droit de vote. La solidarité ne tient pas compte du droit de vote, mais des conditions de vie de la population d’un pays. Car de ces problèmes sociaux naissent des décalages qui affecteront à un moment donné également les personnes qui actuellement n’ont pas encore de problèmes. C’est ce que j’essaye de transmettre et c’est la raison pour laquelle nous avons procédé à un certain nombre de changements politiques importants." 

"T": Vous avez signalé vous-même lors de votre discours pour la Fête nationale que les prix vont continuer à évoluer … 

J.-C. J.: ,J’ai dit que les prix pétroliers resteront à un niveau élevé et que les prix alimentaires ne vont pas baisser sensiblement. Je n’ai pas dit que cela va empirer, mais qu’il n’y a pas de détente en vue. Pour les moins favorisés, la vie de nos jours est déjà dure. Sans dosage politique, la situation deviendrait insupportable. Et voilà pourquoi un certain nombre de mesures politiques sont prises. En arrondissant, il s’agit d’une redistribution d’un pour cent du PIB." 

"T": Malgré tout ce qui est dit et annoncé, le coût du logement ne baisse pas et les banques, du fait qu’elles ne sont plus luxembourgeoises, deviennent de plus en plus rigoureuses. Ce qui n’assouplit pas les problèmes de la population, non? 

J.-C. J.: "J’ai tendance à penser que ce serait bien si tel était le cas. Mais je crains que la réalité ne se présente pas de cette façon. L’expansion du crédit aux ménages a augmenté. J’ai lu dans le rapport de la Banque centrale que le secteur du crédit envers les ménages s’est amplifié. Mais il faut pousser l’analyse, car cela peut également signifier que ceux qui sont dans une situation aisée empruntent davantage et que ceci compense largement l’absence de crédits aux moins aisés. 

Pour en revenir encore une fois au sujet de l’interaction entre les lois du marché et la politique: les lois du marché font escalader les prix de l’alimentation et des produits pétroliers. Il y a une bonne dose de spéculation malsaine qui est plus importante que la spéculation normale. Nous sommes un des rares pays, et j’en tire une certaine fierté, qui ont reconnu relativement tôt qu’il fallait concevoir la politique fiscale et la politique sociale de manière plus sélective. On est applaudi en général en cas de politique sociale sélective: ainsi, ceux qui n’ont pas suffisamment de ressources re-çoivent de l’argent. Par exemple pour chaque enfant on obtient le même montant. Nous sommes un des très rares pays à appliquer cette politique. 

Mais lorsqu’on est sélectif en politique fiscale, même la presse de gauche n’est pas satisfaite et clame qu’il faut une compensation totale de l’inflation. Je me fais expliquer constamment par les forces de la gauche qu’on paye trop d’impôts. Je trouve cela à vomir. A un moment où il est plus important de procéder à des redistributions en faveur des moins favorisés en accordant seulement deux fois six pour cent d’ajustements au lieu de 16, ce qui avantagerait de manière disproportionnée les personnes à haut salaire, je me fais dire que c’est une politique qui va droit dans le mur. Les syndicats ouvriers plaident pour une adaptation générale de l’impôt à l’inflation. C’est du jamais vu!" 

"T": Pour en revenir au sujet initial, la crise irlandaise … 

J.-C. J.: "… et puis il y a la crise tchèque, la polonaise et l’anglaise. 

Le premier ministre tchèque a promis à Bruxelles qu’il entreprendrait tout afin que le traité soit ratifié. Il y lie sa carrière politique. Le premier ministre anglais nous a signalé qu’il a fait ses devoirs, mais c’était avant que la Haute Cour ne s’en mêle. En Allemagne, il y a également une affaire devant la Cour constitutionnelle et en Pologne, le président n’a pas encore signé. Mais il va le faire. Je l’ai vu le 10 juin à Varsovie et je ne doute pas que les Polonais vont régler cette question. Je ne doute pas, à moins d’un grand malheur tchèque, que 26 pays vont ratifier." 

"T": Persiste le problème irlandais … 

J.-C. J.: "Le problème irlandais reste donc en entier et je ne suis pas d’avis qu’il faille construire une Europe sans les Irlandais. Il faut trouver une voie commune avec les Irlandais, une voie qu’ils doivent esquisser, car nous ne pouvons résoudre ce problème de l’extérieur." 

"T": Mais ils devront certainement obtenir quelques concessions? 

J.-C. J.: "Oui, mais ils ne savent pas eux-mêmes lesquelles. Leurs principaux soucis sont déjà pris en compte par le traité." 

"T": Mais à supposer qu’ils trouvent une compensation et qu’ils l’obtiennent: si 26 pays ratifient le traité et puis qu’un pays reçoive une concession, nous sommes confrontés à un point de droit. Faudra-t-il un vote supplémentaire dans tous les autres pays? 

J.-C. J.: "Nous avons précisé qu’en aucun cas cela doit conduire à une re-ratification dans les autres pays. Cela représenterait tout d’abord des procédures énormes et deuxièmement, aucun gouvernement anglais ne saura surmonter un deuxième vote. Il faut une. réponse irlandaise à approuver par le peuple irlandais et sans que les autres pays ne soient impliqués. Voilà pourquoi il ne pourra pas s’agir d’une modification du traité." 

"T": Est-ce absurde de croire que nous allons vivre les années à venir sous le régime du traité de Nice? 

J.-C. J.: "Pour le ler1 er janvier, nous n’aurons certainement pas le nouveau traité. Il y a une forte volonté de disposer du nouveau traité lorsque le nouveau Parlement européen sera élu en juin 2009. Si on voulait être certain que le Parlement puisse être élu sous le régime du nouveau traité, toutes les ratifications devraient être effectuées d’ici à fin février 2009. Voilà pourquoi la probabilité que tout soit en place pour les élections européennes est relativement faible. Ce qui signifie que nous devrons opérer avec le nombre de parlementaires fixé dans le traité de Nice.
Celui-ci prévoit d’ailleurs également que le nombre de commissaires est moins élevé que le nombre d’Etats membres, lorsque l’UE sera au nombre de 27 pays. La question sera donc, à quel moment la réduction des commissaires devra avoir lieu. Dans cette logique, ceci devrait se passer avant les élections européennes. Même si le traité ne sera pas encore en vigueur pour les élections européennes, il doit l’être pour le  1 er novembre à cause de la mise en place de la nouvelle Commission pour pouvoir garder le nombre actuel de commissaires jusqu’en 2014. Si tel n’est pas le cas, il y aura une simple astuce, mais que je n’apprécie guère: il suffit de supprimer un poste de commissaire pour être en dessous du nombre de 27." 

"T": Qu’est-ce que ça signifiera pour le Luxembourg?
 
J.-C. J.: "Pour nous, cela veut dire que nous garderons nos six députés …" 

"T": Mais en politique nationale! Les Luxembourgeois semblent préparés au départ du premier ministre. Ils ont le sentiment qu’il en a envie et qu’il s’est préparé pour ce nouveau pas dans sa carrière. Si le traité n’est pas en vigueur, il ne saurait partir, sauf s’il était intéressé à rejoindre la Commission. Est-ce le cas? 

J.-C. J.: ,Je lis dans la presse internationale que je suis également en position de devenir président de la Commission et la semaine dernière, le Handelsblatt m’a monnayé comme président de la Banque centrale européenne. Je ne suis ni intéressé à la Commission, ni à la Banque centrale!" 

"T": C’est tout décidé? 

J.-C. J.: "J’aurais pu devenir président de la Commission en 2002. Je n’ai pas accepté le poste pour des raisons qui devraient être connues et parce que j’avais fait une promesse aux électeurs luxembourgeois …" 

"T": Mais cette fois-ci, vous n’avez encore rien promis aux Luxembourgeois … 

J.-C. J.: ,Je ne vois pas pourquoi je serais le seul à devoir faire constamment des promesses. D’autant que les journaux, notamment le Tageblatt, annoncent que je ne les tiens pas." 

"T": Donc vous êtes formel: vous n’êtes pas intéressé par la Commission? 

J.-C. J.: "Si ça peut vous rassurer: non. Cela rassurera d’ailleurs également M. Barroso." 

"T": En clair, vous allez être candidat aux élections nationales, à la tête de votre parti? 

J.-C. J.: "Ce n’est pas l’hypothèse la plus improbable." 

"T": Comment interprétezvous le sondage TNS lires réalisé pour le Tageblatt sur le candidat préféré des Luxembourgeois pour le poste de premier ministre? Il semble clair comme de l’eau de roche que vous êtes le favori des Luxembourgeois … 

J.-C. J.: "La question de savoir si les Luxembourgeois me préfèrent à un autre candidat n’a pas été posée." 

"T": Mais votre cote de popularité est tellement élevée qu’il s’agit d’une évidence. Et c’est remarquable qu’on ne constate pratiquement pas d’usure au bout de toutes ces années au pouvoir. 

J.-C. J.: ,J’ai toujours souligné que les sondages ne m’impressionnent pas. Je ressens l’approbation, puisque je circule dans le pays." 

"T": Que votre successeur désigné ne rassemble que 30% d’approbation, est-ce un signe? 

J.-C. J.: "Si la question avait été posée il y a 18 ans sur le successeur de M. Santer, je suis certain que je n’aurais pas obtenu un meilleur score." 

"T": Ce qui n’est pas vrai. A l’époque il s’agissait d’une évidence aux yeux de tout le monde. 

J.-C. J.: ,Je constate que M. Frieden a trois fois plus d’approbation que le suivant dans la liste." 

"T": Juste, mais il s’agit d’un résultat minoritaire. Il n’obtient même pas une majorité au sein de son propre parti. 

J.-C. J.: "Parmi les candidats des autres partis, nul n’obtient cette majorité. Le support pour M. Frieden au PCS est plus élevé que celui de M. Asselborn au sein du POSL. Je suis opposé à ces sondages parce qu’ils pervertissent le comportement politique. Les gens ont l’œil plus rivé sur les sondages que sur leurs dossiers." 

"T": Mais quel est votre degré de satisfaction, à un an des élections, à propos de votre gouvernement? Auriez-vous une envie spontanée de continuer avec cette équipe? 

J.-C. J.: "Ce n’est pas dans mes habitudes de me prononcer sur des questions pareilles parce que l’électeur le considérerait comme une mise sous tutelle. Je suis devenu prudent lorsqu’il s’agit d’annoncer au public ce qui se passera si tel ou tel résultat se produit. 

Lorsque j’avais annoncé que je me retirerais en cas de refus du traité constitutionnel, j’ai dû lire à ma plus grande surprise qu’on me reprochait de faire du chantage. 

Je ne me prononcerai pas non plus sur une future coalition. Nous avons preste du bon travail au sein de ce gouvernement et sur le plan humain, les relations sont agréables et dans les grandes questions politiques, nous avons trouvé le consensus assez rapidement. Je fais abstraction de la discussion sur l’euthanasie dans ce contexte, puisqu’il s’agit d’un débat d’un autre niveau, d’un niveau plus élevé." 

"T": Est-ce que le dossier de l’euthanasie pourra être finalisé de manière correcte? 

J.-C. J.: "Je le souhaite. J’ai du mal à comprendre qu’on veuille obtenir raison sur toute la ligne dans un dossier pareil. Je le dis pour les uns aussi bien que pour les autres. J’aimerais que dans une question pareille, qui ne se pose pas souvent, soit trouvé quelque chose qu’on peut appeler le consensus éthique. Dans des questions fondamentales, il ne faut pas diviser, mais permettre aux opinions de se rapprocher jusqu’au point où on peut ficeler le paquet." 

Source, tageblatt du 27 juin 2008, Danièle Fonck