«Replacer le social au centre de nos préoccupations»

Le quotidien Ouest-France a interrogé le Premier ministre Jean-Claude Juncker sur la Constitution Européenne et au sujet d’éventuelles négociations d’adhésion avec la Turquie.

Le quotidien Ouest-France a interrogé le Premier ministre Jean-Claude Juncker sur
la Constitution Européenne et au sujet d’éventuelles négociations d’adhésion avec la Turquie.

Ouest-France:Que faut-il dire d’essentiel sur l’Europe à des citoyens que les questions institutionnelles découragent?

Jean-Claude Juncker:Si nous avons besoin d’institutions fortes, c’est pour servir des ambitions. J’en vois quatre:
1. – réussir la monnaie unique, c’est-à-dire nous doter d’instruments et de volonté pour mieux coordonner nos politiques économiques;
2. – replacer le social au centre de nos préoccupations, car nous ne devons pas perdre l’appui des travailleurs;
3. – faire progresser le réseau des solidarités transnationales pour que l’Europe reste un artisan de paix;
4. – réaliser les réformes économiques et sociales dites de Lisbonne, non pas pour enlever du confort social aux Européens, mais pour créer les conditions qui leur permettront de mieux vivre.

Ouest-France:La Constitution européenne consacre-t-elle une Europe libérale?

Jean-Claude Juncker: J’ai souvent critiqué une certaine dérive «libéraliste» dans l’Union. Mais une lecture sincère ne permet pas de dire que cette Constitution est d’inspiration libérale ou socialiste. Les orientations européennes ne dépendent pas de la Constitution, mais de son application. Si la volonté pointe dans la bonne direction, le résultat de l’action politique européenne bénéficiera aux Européens.

Ouest-France:En cas de rejet de la Constitution par un grand pays, pourrait-on, renégocier un meilleur traité?

Jean-Claude Juncker: Je suis le plus ancien membre du Conseil européen. Très sincèrement, je ne crois pas un instant que le refus d’un pays, grand ou petit, permettra de renégocier le traité. Si les Français disaient non, le reste de l’Europe en serait attristé, l’image de la France en pâtirait, mais cela n’incitera pas les autres gouvernements à accorder leurs violons pour que les Français entendent une musique qui leur plaise mieux.

Ouest-France:Comment répondre aux inquiétudes de ceux qui craignent des délocalisations d’entreprises?

Jean-Claude Juncker: Personne, chez vous, ne s’est jamais inquiété des délocalisations lorsqu’elles s’effectuent au bénéfice de la France. Les délocalisations, qui sont un problème réel, se feront avec ou sans constitution. Le futur traité n’en est pas la cause.

Ouest-France:Ne craignez-vous pas que les inquiétudes liées à la perspective d’une adhésion de la Turquie compromettent le succès du oui au référendum constitutionnel?

Jean-Claude Juncker:Jean-Claude Juncker : Nous aurons à prendre, en décembre, une décision sur l’ouverture des négociations d’adhésion. La Turquie a fait, ces dernières années, des progrès très importants. Mais je mesure le risque de voir le débat référendaire “pollué” par la question turque. Il faudra s’efforcer de découpler ces deux enjeux.

Ouest-France:En différant l’ouverture des négociations ?

Jean-Claude Juncker: Non. Des engagements ont été pris à l’égard de la Turquie, dans l’insouciance la plus intégrale des opinions publiques européennes. Quand j’étais président du Conseil européen, en décembre 1997, j’avais refusé la candidature de ce pays parce qu’il pratiquait la torture ; j’ai été très critiqué en Turquie et peu applaudi en Europe. Ceux qui prétendent aujourd’hui parler au nom de l’opinion européenne se désintéressaient alors de cette question.

Ouest-France: Êtes-vous partisan, comme Jacques Delors, d’une “différentiation” qui permettrait à certains pays d’aller plus vite que d’autres dans certains domaines ?

Jean-Claude Juncker: L’Eurogroupe et la monnaie unique elle-même sont la préfiguration de ce que pourraient être des coopérations renforcées. L’avenir nous dira si sur tous les plans essentiels de la construction européenne, nous pourrons demain avancer à 25 ou s’il faudra nous scinder en plusieurs groupes. Si tel était le cas, iI serait essentiel que la différenciation s’organise sur la base du traité et donc d’une volonté commune.

Ouest-France:Une harmonisation fiscale est-elle envisageable à l’intérieur de l’Eurogroupe?

Jean-Claude Juncker: Je ne crois pas que les Douze y soient prêts avec le même élan mais nous en avons besoin et pas seulement dans la zone euro. Après avoir harmonisé les taux de TVA, trouvé un arrangement sur la fiscalité de l’épargne, nous devons nous mettre d’accord sur des taux minima en matière d’impôt sur les sociétés. Cela fait partie de la gestion collective et solidaire de la monnaie unique.

Ouest-France:Vous aimez vous dire fier de l’Europe ?

Jean-Claude Juncker: Les jeunes générations ne se rendent pas compte que la construction européenne nous a permis d’avoir la plus longue période de paix de notre histoire. La monnaie unique nous protège des effets nocifs de la mondialisation. Ce rempart, sans lequel nous serions de petits roitelets européens nus entoure les marchés européens pour les rendre plus forts an dépit de toutes les difficultés qui sont tes nôtres. Nous devons aussi être fiers d’avoir été capables, nous les Européens de l’Ouest et de l’Est, de réconcilier l’histoire et la géographie de notre continent, de mettre fin à ce funeste décret de l’histoire qui voulait que perdure à jamais la division issue de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes capables des plus grandes performances si nous y mettons du coeur et de la volonté.

(Source: Ouest-France, 28 septembre 2004)