«Je regardais les ouvriers»

Il est le chef du gouvernement depuis 14 ans. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker évoque ses souvenirs d’enfance. Entretien avec Le Quotidien

Jean-Claude Juncker nous a ouvert toutes grandes les portes de son bureau et a bien voulu nous accorder quelques minutes de son temps pour évoquer son enfance passée à Belvaux entouré de sa mère et de sa sœur avec un père ouvrier à I’ARBED. Un entretien où il parle avec émotion du temps passé, de la vie de son quartier et de sa famille issue du monde ouvrier.

 

Entretien avec la journaliste Isabelle Ducreuzet
 

Le Quotidien: Où êtes-vous né?

 

Jean-Claude Juncker : Je suis né, enfin, me dit-on, puisque je n’en ai gardé aucun souvenir, à Redange-sur-Attert dans une espèce de maternité qui était en fait le domicile d’une sage-femme. Puis, deux ans plus tard je suis parti avec mes parents et ma grand-mère habiter à Ell, une localité à deux kilomètres de Redange.

 

Le Quotidien: Quelle profession exerçait votre père?

 

Jean-Claude Juncker : Mon père était ouvrier dans la sidérurgie. Il a été embauché par I’ARBED en 1947 et faisait les trois 8. Pour aller à Noerdange, il faisait tous les jours le trajet à vélo, en bus ou en train. C’était très stressant pour lui d’organiser ses trajets compte tenu du rythme des trois 8. Nous avons donc dû déménager à Esch-sur-Alzette où j’ai vécu deux ou trois ans. Puis nous nous sommes installés à Belvaux au rez-de-chaussée du 148, route d’Esch.

 

Le Quotidien: Quels souvenirs gardez-vous de Belvaux?

 

Jean-Claude Juncker : C’était une rue où habitaient toutes sortes de gens. Nos deux voisins étaient artisans ou ouvriers à I’ARBED. Le deuxième voisin de gauche était dentiste, puis il y avait une dizaine de maisons d’ouvriers, ensuite un médecin et un entrepreneur. C’était un alignement de maisons d’ouvriers.
En face, il y avait une station-service, où gosse j’aidais aux menus travaux, je mettais de l’essence dans les voitures. J’étais un tout petit pompiste qui aimait les voitures. Cet amour, je ne l’ai pas gardé par la suite, d’ailleurs. Les voitures, je m’en fous éperdument, cela ne m’intéresse pas. En face, il y avait aussi une entreprise de construction.

 

Le Quotidien: Qui étaient vos voisins?

 

Jean-Claude Juncker : Dans notre maison habitaient deux types de gens, très différents par leur profession, mais qui se rejoignaient par leur façon de vivre. Au premier étage habitait un couple d’instituteurs avec qui nous partagions la salle de bain. Dans une mansarde habitait Vittorio, un Italien qui passait des journées entières à scier, avec un art accompli, des blocs de pierre qui venaient d’ltalie. Donc, chaque jour, il respirait son pays d’origine, mais il n’y retournait que tous les deux ans. Alors qu’il était marié et avait trois enfants, restés avec son épouse en Italie. Quel terrible sort! Il souffrait énormément de cette séparation. Ce qui m’a inspiré pour l’éternité le plus grand respect pour les gens qui partent de chez eux et qui laissent l’essentiel de leur vie, qui arrivent quelque part, et qui restent toujours malheureux car ils ne sont pas vraiment chez eux, ni chez nous. J’avais des contacts quotidiens avec Vittorio. Petit, j’étais sur ses genoux, et plus âgé, je discutais avec lui. C’est la première couleur de ma vie vous savez…

 

Le Quotidien: Dans quel environnement viviez-vous?

 

Jean-Claude Juncker : Je garderai toute ma vie le souvenir des hauts fourneaux, le souvenir du rythme de l’usine. Je vivais avec les sirènes qui annonçaient la fin des postes. J’étais assis sur les escaliers de la maison et je regardais les ouvriers qui sortaient et ceux qui rentraient, tous en costume bleu et à vélo. Je garde un souvenir de ces ouvriers dignes qui accomplissaient leur travail avec honneur. Je me souviens qu’on écoutait les bruits de l’usine. Très souvent, mon père écoutait le bruit et lorsqu’il y avait une panne, il téléphonait à ceux qui étaient à l’intérieur des hauts fourneaux pour expliquer de quel phénomène il s’agissait.

 

Le Quotidien: Quel caractère avait votre père?

 

Jean-Claude Juncker : Il était très renfermé quant à ses expériences de guerre. J’ai mis vingt ans pour le faire parler de la guerre et quand j’étais gosse j’avais découvert, à son genou, à son cou, à sa main, qu’il avait des blessures voire des malformations, mais je n’ai jamais réussi à lui extorquer des informations. Mais je savais qu’il avait été soldat recruté de force par l’armée allemande, il est né en 1924.

 

Le Quotidien: Quel enfant étiez-vous?

 

Jean-Claude Juncker : À 17 ans, en pleine rébellion, je flirtais avec la IVe Internationale et j’expliquais à mon père et à ma mère que leur vie bourgeoise à mes yeux ne représentait rien du tout. Plus tard, j’ai compris que c’était injurieux envers eux. Mon père me disait qu’à son retour de Russie où il avait été fait prisonnier il avait décidé de ne plus jamais se plaindre. Et en fait, il ne s’est jamais plaint. Je suis un peu gêné de vous livrer cette phrase, car j’ai toujours essayé de ne jamais me plaindre. Un, je n’ai aucune raison de me plaindre, et deux, on m’a appris à la maison à regarder le malheur des autres, non pas pour le contempler, mais pour ne pas le confondre avec la situation matérielle relativement agréable dans laquelle je vivais. Enfant, on ne se rend pas compte du bonheur dans lequel on vit

 

Source: Le Quotidien, jeudi 28 mai 2009