Le statut unique entrera en vigueur le 1er janvier 2009. Pour le ministre du Travail et de l’Emploi, cette réforme majeure ne fera que des gagnants… ou presque. Seuls les «mauvais joueurs» n’y trouveront pas leur compte. On l’appelle «la réforme du siècle». Si l’expression est grandiloquente, elle donne une idée de l’ampleur du changement induit par l’abolition de la distinction entre ouvriers et employés privés, deux catégories socioprofessionnelles qui divisent la population active en deux blocs principaux (130.800 ouvriers et 146.000 employés privés, fin 2006). Pour les entreprises, après la phase transitoire, cette réforme devrait simplifier grandement les procédures, affirme François Biltgen. Interview avec le Ministre de l’Emploi dans les colonnes du Paperjam
M. le Ministre, quelle philosophie sous-tend cette réforme?
«Elle est assez simple. Il s’agit d’uniformiser, dans le droit du travail et le droit de la sécurité sociale, les salariés qui sont sous statut de relations contractuelles de droit privé. On ne fera plus la différence entre ouvriers et employés privés, ce qui me semble normal alors que ce sont des notions qui datent de l’ère industrielle. Ces différences ne sont plus de mise aujourd’hui. Elles m’ont d’ailleurs toujours semblé contraires au principe de l’égalité des citoyens devant la loi.
L’introduction du statut unique aura un fort impact sur les entreprises. Qu’a prévu le gouvernement pour les informer et les accompagner dans ce processus?
«Ces réformes ont été discutées et négociées avec les partenaires sociaux, donc avec les fédérations patronales. Ces dernières ont aussi un rôle à jouer. Pour le reste, il y aura bien entendu des campagnes d’information gouvernementales. Cela se fera avant la mise en place du nouveau régime, mais les fédérations patronales doivent jouer pleinement leur rôle, car elles sont plus proches de leurs membres que le gouvernement.
Cette loi prévoit la création de comptes épargne temps…
«Non!
Pourriez-vous préciser?
«Cette loi parle de comptes épargne temps (mais n’en précise pas les modalités légales, ndlr.). Je suis en train de travailler sur un projet de loispécifique aux comptes épargne temps. Nous en parlerons ultérieurement, car je n’ai pas encore soumis l’avant-projet de loi au gouvernement.
Les professionnels des ressources humaines commencent pourtant à s’y préparer…
«Dans la loi sur le statut unique, on a dit que les heures supplémentaires et leurs bonifications peuvent être transférées sur des comptes épargne temps, mais une loi séparée est en train d’être finalisée. Je saisirai le gouvernement dans les prochaines semaines de l’avant-projet.
Donc, ce que les DRH pensent avoir compris de ce mécanisme ne sera peut-être pas validé?
«Nous sommes en train de clarifier les modalités.
Pensez-vous que cette loi entrera en vigueur le 1er janvier également?
«Cela dépend toujours du processus législatif. J’aimerais bien qu’elle entre en vigueur aussi vite que possible. Nous voulons faire une loi générale qui puisse permettre, même aux plus petites entreprises et à leurs salariés — si les deux côtés sont d’accord — de mettre en place de tels comptes épargne temps. Cela nous permettra de mieux saisir également la notion de durée du travail tout au long de la vie.
Bien que la loi soit votée, le débat sur l’introduction du statut unique reste focalisé sur la question de la lutte contre l’absentéisme. Est-ce vraiment le point le plus délicat de cette réforme?
«Absolument pas. La discussion de l’absentéisme était en partie un faux débat, car on a souvent occulté que la prise en charge par les employeurs des indemnités de maladie était la contrepartie d’une baisse sérieuse des cotisations sociales. Pour moi, il s’agit justement d’un des éléments de compétitivité les plus importants du statut unique. Si nous sommes toujours compétitifs au Luxembourg, c’est parce que nous avons des charges sociales très basses. Le statut unique va être un nouvel ajout à notre compétitivité.
Où en sont les travaux du groupe de haut niveau sur l’absentéisme, dont vous faites partie?
«Nous avons établi un cahier des charges, pour faire l’inventaire statistique de l’ensemble des différentes causes des absences au travail. C’est l’IGSS (Inspection générale de la Sécurité sociale, ndlr.) qui est le maître d’ouvrage de cette étude. L’objectif est de disposer de statistiques fiables. Pour le moment, il y a beaucoup d’émotions dans ce dossier. Un bon travail statistique nous permettra de voir sur quel axe il faut agir.
Quels sont les autres éléments qui méritent d’être affinés?
«Du point de vue du droit du travail, tout est clair dans le cadre de la loi. Nous avons tous les règlements d’exécution dont nous avons besoin.
Qui seront les gagnants et les perdants de la réforme?
«A mon avis, tant les entreprises que les salariés pourront être gagnants, du moment qu’ils jouent le jeu. Les entreprises doivent mettre en place une culture de la santé et de la sécurité au travail. J’en connais beaucoup qui l’ont. Et pour elles, je ne vois que des avantages. Bien entendu, les entreprises qui ont un taux subjectivement plus élevé que celui relevant de leur catégorie normale de risques (très variable selon le secteur d’activité) et qui ne prennent actuellement aucun égard parce que tout est gratuit, elles, seront les perdantes.Il y a donc une pression sur les entreprises. Les statistiques nous permettront de faire vraiment la différence, de calculer des écarts types, et de voir quelles entreprises ne se retrouvent pas dans les moyennes. Il y en aura de deux sortes: celles qui sont excellentes et celles qui sont tout sauf excellentes! Quant aux salariés ‘ex-ouvriers’, il y aura une plus grande pression sur ceux qui ont tendance à être abusivement malades. Il est évident que les salariés devront aussi porter leurs responsabilités.
L’Etat a-t-il plus à gagner ou à perdre avec cette réforme?
«Il sera gagnant si tout marche bien. En revanche, si tous ensemble nous ne réussissons pas à maîtriser la question des absences pour raison de maladie, la loi prévoit que l’Etat augmente sa mise budgétaire. Donc, il a lui aussi intérêt à ce que chacun prenne ses responsabilités. Si tout le monde joue le jeu, nous serons tous gagnants. Et ceux qui ne jouent pas le jeu seront individuellement les perdants.
Risque-t-on de voir des salariés licenciés massivement en fin d’année, avant l’entrée en vigueur de la loi qui introduit de nouvelles modalités de licenciement?
«Pour le moment, je n’ai pas cette crainte. Bien entendu, un monitoring sera effectué. Un certain nombre d’entreprises m’ont écrit, il y a un an environ, pour annoncer leur intention de licencier. Je ne sais pas s’il s’agissait d’une menace gratuite ou réelle. Mais nous avons bien sûr conservé ces courriers et nous tiendrons ces entreprises à l’œil. Si certaines profitent du statut unique pour faire des choses illégales, nous chargerons l’ITM d’enquêtes.
En novembre auront lieu les élections sociales. Comment seront organisées les délégations du personnel?
«C’est assez simple. Il n’y aura que des délégations uniques des salariés, sur base de listes uniques. Nous avons anticipé, dans ce domaine, l’introduction du statut unique. Il n’y aura également qu’une seule élection pour la Chambre des salariés, laquelle désignera les différents membres des caisses d’assurances sociales. On constate ici aussi un formidable effort de simplification administrative. Un autre élément de simplification à ne pas oublier est qu’il n’y aura plus qu’une seule juridiction du travail. Souvent, en cas de litige, les premiers éléments des plaidoiries tournaient autour de la question de savoir quelle était la juridiction compétente (Prud’hommes ou Tribunal du travail?). Là aussi, la simplification jouera à fond.
La mise en place effective du système est prévue pour le 1er janvier 2009. Combien de temps durera la période de rodage?
«Nous avons prévu une période transitoire, jusqu’au 31 décembre 2013, avec un certain nombre d’étapes. En 2010, nous dresserons un premier état de la situation. Pendant cette période transitoire également, les ex-ouvriers ne profiteront pas de la baisse des cotisations. Ce sont les employeurs qui en profiteront. Cet avantage, bien entendu, sera réduit au fur et à mesure. Mais ces dispositions, favorables à l’économie, permettront également aux employeurs de mettre en place une culture d’entreprise de santé et de sécurité au travail.
En ce qui concerne le droit du travail, quelles sont les autres grandes avancées de la loi?
«Il y a d’abord les indemnités de départ qui ont été harmonisées. C’est ce qui me choquait toujours le plus. L’uniformisation va se faire par le haut, au niveau des ex-employés privés. Le deuxième élément d’harmonisation concerne le trimestre de faveur, de façon à ce que tous les veufs et veuves reçoivent de la part des employeurs trois mois de salaire, somme que les entreprises se feront largement rembourser par les caisses de pension. Un autre élément concerne l’élimination des autorisations préalables concernant le travail le dimanche et les jours fériés, pour les employés privés. On supprime toutes les autorisations préalables. Ce qui compte pour le ministère du Travail, c’est que les gens touchent effectivement leurs primes.
Qu’en est-il du régime des heures supplémentaires?
«En ce qui concerne les heures supplémentaires, la loi prévoyait à ce jour une majoration de 25% pour les ouvriers et de 50% pour les employés privés (les conventions collectives pouvaient bien sûr aller au-delà). La solution retenue est celle d’un taux unique de 40%, sachant que l’heure supplémentaire et le taux majoré seront totalement exemptés fiscalement et largement exemptés en ce qui concerne les cotisations. Ce taux unique de 40% ne verra donc que des gagnants, tant du côté des salariés que de celui des employeurs.
Une telle disposition n’est-elle pas un fort incitant à la ‘culture’ des heures supplémentaires?
«Ce compromis, je ne l’aime pas, mais je l’ai accepté parce qu’il était nécessaire pour rallier le LCGB et la Fédération des Artisans; tandis que l’OGBL et d’autres fédérations patronales auraient pu trouver d’autres accords avec moi. Mais il fallait un consensus et nous sommes tombés d’accord.
Quel est le problème à vos yeux?
«C’est qu’il s’agit bien d’une incitation aux heures supplémentaires. Je crois que les entreprises auront grand intérêt à mettre en place des contrôles internes, d’autant qu’il existe un risque d’autoprescription. En tant que ministre du Travail, je vois aussi un risque énorme, pour des salariés qui font trop d’heures supplémentaires, qu’ils deviennent plus rapidement malades. Si on parle d’absence sur les lieux du travail, il faut aussi contrôler cet aspect! C’est pourquoi on a introduit dans la loi, contre la volonté des employeurs, l’obligation pour les caisses d’assurances sociales de transmettre toutes les données au ministère. Dans le cadre du monitoring des absences, j’aimerais bien établir une corrélation entre absences et heures supplémentaires. Et j’aimerais bien aussi établir une corrélation entre heures supplémentaires et création d’emplois. Les heures supplémentaires sont un mal nécessaire dans le monde économique, pour ajuster l’offre à la demande, mais il ne faut jamais qu’elles deviennent structurelles. Car cela n’est bon ni pour le volet absences au travail, ni pour le volet emploi.
Connaît-on le pourcentage de la masse salariale qui bénéficie d’heures supplémentaires?
«Justement non. Parce que pour le moment il n’existe pas de statistiques. Comme les heures supplémentaires sont considérées comme des heures de travail normales, l’IGSS ne peut pas nous donner de statistiques réelles. Le nouveau régime permettra d’y voir enfin plus clair et de faire une évaluation générale et objective de la situation».
Absentéisme: «Abus de tous côtés»
François Biltgen revient point par point sur le débat portant sur la lutte contre l’absentéisme au travail.
Typologie. «Pour moi, il y a trois grands types d’absences au travail: premièrement – et c’est celui dont il faut s’occuper le plus — les absences pour maladie à cause du travail. Il faut encore et toujours investir dans la santé et la sécurité au travail. Deuxièmement, les absences pour raisons de maladies qui n’ont rien à voir avec le travail. Troisièmement — et il s’agit de l’un des éléments, pas le seul: l’absentéisme abusif (encore que je n’accepte pas le terme parce que pour moi, c’est un pléonasme. Je n’ai pas cette rhétorique patronale qui dit que tout est absentéisme.). Ces trois types d’absences concernent toutes les entreprises.
Exemplaire. «Il faut que les entreprises investissent dans la culture de la santé et de la sécurité au travail. Un exemple: DuPont de Nemours, il y a quelques années, avait fait des efforts extraordinaires pour abaisser le taux d’absence au travail. Après avoir fait ces efforts, en commun avec les partenaires sociaux, l’entreprise a transformé tous ses ouvriers en employés privés et a fait des gains financiers, car elle a pu épargner, suite à la baisse des cotisations sociales, 2,1% de la masse salariale. Ce sont ces éléments-là qui sont oubliés dans la discussion.
Lohnfortzahlung. «Ce que beaucoup de gens oublient – un député a même soutenu que plus personne n’allait investir au Luxembourg à cause de la Lohnfortzahlung (continuation du paiement du salaire par l’employeur, ndlr.) –, c’est que la plupart des emplois créés au Luxembourg ne sont pas des emplois d’ouvriers, mais des contrats d’employés privés. Aucun investisseur n’a à ce jour refusé d’investir au Luxembourg parce qu’il y avait la Lohnfortzahlung. C’est un faux argument.
Risques. «Notre marché du travail comprend de plus en plus d’employés privés et de moins en moins d’ouvriers. Si nous n’avions pas introduit le statut unique maintenant, les risques pour les entreprises employant beaucoup d’ouvriers auraient été augmentés, les cotisations, majorées et la compétitivité, amoindrie. Donc, il était opportun d’introduire un nouveau régime maintenant.
Abus. «L’absentéisme abusif existe également, bien entendu, dans les entreprises occupant des employés privés, pas uniquement chez celles qui emploient des ouvriers. Il ne faut pas oublier non plus que dans certains secteurs, comme celui de la construction, il existait un ‘absentéisme abusif’ créé par les employeurs eux-mêmes: parfois, lorsqu’ils n’avaient pas de chantiers, certains patrons disaient carrément à leurs ouvriers de se mettre en arrêt de maladie. Ces pratiques vont disparaître, puisque ce ne sera plus avantageux de le faire! Quand on parle d’absentéisme aujourd’hui, il y a donc des abus de tous côtés… Il faut aussi se souvenir que ce n’est ni l’employeur, ni le salarié qui signe le bon de maladie, mais le médecin. Donc, si on veut combattre ce phénomène, il faut viser l’ensemble des parties.
Mutuelle. «Nous avons introduit dans le cadre de la loi la création d’une mutuelle qui sera obligatoire pour toutes les entreprises et qui prendra en charge une partie des indemnités de maladie. Ce sont les employeurs qui fixeront le taux et les catégories de risque. Cette mutuelle permettra de responsabiliser davantage les différentes entreprises. De plus, elle offrira un avantage énorme à celles qui emploient des employés privés. Pour le moment, elles n’avaient que le choix de payer tout, ou de souscrire une assurance privée pour leurs employés. Enfin, la mutuelle permettra aux indépendants de s’affilier, sur un mode volontaire».
Source: paperJam, juin 2008, Frédérique Moser