Le Ministre de la Justice conserve au Luxembourg, comme dans d’innombrables autres pays de la terre, un pouvoir d’injonction à l’égard des autorités de poursuite judiciaire. Cet état des choses constitue l’un des tempéraments classiques à la séparation totale des pouvoirs : il fut considéré à l’époque de la conception philosophique de cette séparation que l’absence de toute interdépendence des pouvoirs mènerait à leur fonctionnement en vase clos, tandis que les inspirateurs de la démocratie moderne souhaitaient l’existence d’un contrôle mutuel des pouvoirs constitués.
A l’heure actuelle, le pouvoir d’injonction dont dispose l’exécutif – en la personne du Ministre de la Justice – à l’égard du Parquet est en proie aux interprétations erronnées. Sait-on, par exemple, que ce pouvoir ne peut être utilisé qu’afin de diligenter des poursuites, mais jamais pour les empêcher ? Saisit-on bien que le pouvoir d’injonction est un instrument de politique pénale de l’exécutif, et non un outil de camouflage ? Comme beaucoup de notions juridiques, le pouvoir d’injonction se prête mal à une communication sommaire telle que pratiquée de nos jours par des médias en quête de slogans plus que de nuances. Et c’est encore la politique, dans l’image qu’elle projette d’elle-même, qui en souffre le plus: trop souvent, l’impression se dégage qu’elle semble vouloir contenir la justice dans ses élans.
Ni la justice, ni la politique ne sauraient, à terme, profiter de la confusion des genres : afin de mettre un terme aux apparences trompeuses, le pouvoir d’injonction doit être aboli. Le cordon ombilical qui lie encore le Ministre de la Justice au Parquet devra être coupé. Non pas parce qu’il n’aurait pas servi, non plus parce qu’il aurait été utilisé à des fins contestables, mais simplement parce que la perception générale du pouvoir d’injonction est nocive à l’image des autorités du pays. Les perceptions étant difficiles à modifier, il vaut alors mieux concentrer les efforts de redressement à la substance qui les sous-tend.
Il sera à l’avenir de la responsabilité intégrale et exclusive du Parquet de décider du bien-fondé et de l’opportunité de poursuites pénales. L’exécutif ne s’en mêlera plus. Et ce sera tant mieux : un Parquet totalement libre d’exercer son pouvoir d’appréciation de l’opportunité de poursuites pénales sera davantage responsabilisé en cette matière. Sa démarche s’inscrira dans le contexte d’une politique pénale générale du gouvernement, mais sera libre de ses actes individuels. La mise en oeuvre de la politique pénale s’effectuera en l’absence de toute interférence directe et concrète du pouvoir exécutif.
Cette nouvelle approche nécessitera bien entendu une fomulation plus étoffée de la politique pénale. Il appartiendra au Ministre de la Justice d’arrêter les orientations essentielles de cette politique et de les communiquer aux autorités judiciaires. Aussi bien la définition que la communication de cette politique doivent avoir lieu à intervalles réguliers, et faire partie intégrante de toute déclaration gouvernementale. Car si le détail en matière de poursuites judiciaires doit ressortir à la compétence exclusive du troisième pouvoir, c’est au pouvoir politique, et en dernier ressort la Chambre des Députés qui vote la confiance à un gouvernement sur base d’un accord de coalition, qu’il appartient d’orienter globalement la manière dont des infractions à la loi pénale seront abordées.
En procédant ainsi, justice et politique renforceront non seulement l’efficacité de leur action, mais encore leur légitimité. S’agissant là d’une préoccupation essentielle en démocratie, la démarche doit être engagée dans les meilleurs délais.
Lucien Weiler