“Sa dian wac na Sédar”

“Quelle belle oeuvre accomplie, Sédar” Discours d’éloge du Premier Ministre Jean-Claude Juncker sur son prédécesseur, Léopold Sédar Senghor, à l’Académie des Sciences morales et politiques, le 12 mars 2007

JCJ_Acad__mie.jpg– seul le discours prononcé fait foi –

Monsieur le Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences morales et politiques,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques,
Madame et Messieurs les secrétaires perpétuels des autres Académies,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Monsieur le Chancelier honoraire,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec beaucoup d’émotion, et surtout une grande joie, Monsieur le Président, que je voudrais vous exprimer ma profonde gratitude devant le double honneur qui m’échoit aujourd’hui : l’honneur, insigne, d’appartenir désormais à cette vénérable institution et celui d’y succéder à un des hommes les plus éminents du XXe siècle.

Tant d’honneurs, Monsieur le Président, me confondent et, pour tout vous dire, m’inquiètent quelque peu. Les ai-je vraiment mérités? À vous de juger. Quelles étaient les raisons qui ont pu déterminer votre choix? Je les ignore. Pourrai-je soutenir l’inévitable comparaison avec mon prestigieux prédécesseur? Sans doute pas. Serai-je, enfin je me pose la question, à la mesure d’un exercice oratoire d’Académicien dont je n’ai pas l’habitude – malgré le long chapelet de discours qui ont cadencé mon parcours politique, discours spontanés et donc largement improvisés?

Aborder l’œuvre poétique, politique et philosophique de Léopold Sédar Senghor à partir de mon propre domaine de compétence, peut sembler une gageure. Pourtant à y regarder de près, il n’y a pas véritablement de divorce entre les objectifs de l’homme politique et les préoccupations de l’écrivain, du penseur, même si leurs moyens mis en œuvre divergent considérablement.

À l’occasion de l’installation de M. Léopold Sédar Senghor, le 16 décembre 1969, Monsieur Edmond Giscard d’Estaing, alors Président de l’Académie des Sciences morales et politiques, a défini ainsi le critère de nomination des membres étrangers associés: “… Notre Académie se sent attirée par les hommes d’État qui ne sont pas exclusivement philosophes, ou exclusivement hommes d’action, mais qui sont les deux à la fois.” Donc, me semble-t-il: l’Académie choisit des hommes politiques qui se rapprochent de l’idéal platonicien du “roi philosophe”. Même si à l’évidence je n’y atteins pas, je puis dire au moins que je partage cet idéal, mutatis mutandis, et je suis convaincu que toute action politique doit procéder d’une réflexion sur la nature et la condition humaine, ainsi que sur la relation entre les hommes dans une société libre et juste.

Quant au genre littéraire que je vais aborder, l’éloge, en l’occurrence d’une personne ô combien méritoire, il est des plus difficiles, car tout en nuances, en traits délicats, en équilibres fragiles. Il faut tenir le cap entre le panégyrique, destiné, en principe, aux saints, et la part de chaque être que Nietzsche appelle “das allzu Menschliche”, l'”humain trop humain”. Car il s’agit bien de faire l’éloge d’un être humain, et non d’un dieu, comme dans Le Banquet de Platon. Encore que, à bien y regarder, Léopold Sédar Senghor ait beaucoup de traits communs avec Eros, lui aussi philosophe, comme l’assure Diotime à Socrate, et “passionné de savoir”. Senghor l’a d’ailleurs évoqué dans un petit cycle de poèmes, subtilement intitulé “Par-delà d’Eros”.

Et puis de quel Senghor ferai-je l’éloge? Du poète, de l'”homme devenu parole”? Du “poète tombé en politique”, comme il se définissait lui-même? Du grand intellectuel noir, humaniste, érudit incollable sur les auteurs grecs et latins? Du brillant Académicien? Du visionnaire politique en avance sur son siècle? Du père fondateur de la Francophonie institutionnelle? De l’Européen convaincu, penseur et protagoniste d’une Culture universelle?

J’essaierai, sans trop faillir à ma mission, de me limiter aux traits essentiels de cet être d’exception, aux moments forts de ses vies parallèles.

À n’en pas douter, l’enfance de Senghor est un de ces moments, et peut-être le plus déterminant. Léopold Sédar est né le 9 octobre 1906, à Joal, port sénégalais situé au sud de Dakar. Né plutôt sous une bonne étoile. Son père, Digoye Basile Senghor, un riche commerçant, notable et catholique, explique volontiers son nom par une ascendance portugaise: Senhor, Monsieur. Sa mère, Gnilane Ndièmé Bakhoum, d’origine peule, est musulmane.

Nomen est omen. Son prénom chrétien, Léopold, et son nom de famille, Senghor, semblent tracer d’avance la destinée future de Sédar, c’est-à-dire de “Celui qu’on ne peut pas humilier”.

Pendant toute sa vie Senghor gardera la nostalgie du “Royaume de l’enfance”: “Je sais le Paradis perdu – je n’ai pas perdu souvenir du / jardin d’enfance où fleurissent les oiseaux”.

Léopold Sédar débute sa scolarité en 1913. Enfant précoce à n’en pas douter, Léopold Sédar commence à découvrir la richesse fabuleuse de ses racines culturelles.

En 1923 il est envoyé au collège-séminaire Libermann de Dakar pour étudier le grec et le latin. Il s’y sent de plus en plus en rupture avec ceux qui veulent lui tracer une voie qui n’est pas la sienne. Jugé trop frondeur par ses professeurs, il sera dirigé en 1926 vers l’enseignement laïque, où il réussira brillamment son baccalauréat. Il obtiendra une bourse qui lui permettra de poursuivre ses études en France.

Il débarque à Paris au mois d’octobre 1928, et s’inscrit en Sorbonne. Mais la “Fille aînée des rois de France” ne sourit pas au jeune Sénégalais qui se sent désorienté. Il opte donc pour hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand pour préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il aura comme condisciple un certain Georges Pompidou, qui l’introduit dans les milieux mondains. Il rencontre Picasso, Matisse, Joséphine Baker. Pourtant il est plus heureux dans sa chambre de la Cité universitaire, en compagnie de Barrès, Giraudoux, Gide, Proust, Péguy, Montherlant … À partir de 1931, dans le salon des sœurs antillaises Nadal, il fait la connaissance de ses véritables frères intellectuels, les écrivains négro-antillais René Maran, Léon Gontran Damas, puis Aimé Césaire, également inscrit à Louis-le-Grand. Ils formeront bientôt le quatuor des “desperados de la pensée noire”.

Pourtant le parcours de Senghor n’est pas sans embûches: l’année suivante, il échoue de peu au concours d’entrée à l’École normale supérieure, mais il obtient le diplôme d’études supérieures pour son mémoire “L’exotisme chez Baudelaire”. Il acquiert la nationalité française pour pouvoir préparer l’agrégation de grammaire, à laquelle il échoue pourtant en 1933.

Ces deux échecs semblent étonnants, mais il faut les placer dans leur contexte. Le défi de Senghor était celui de tous les francophones qui entrent en concurrence avec la fine fleur de l’intelligence française. À talent égal, ils ne peuvent jamais tout à fait rivaliser avec ceux qui “ont bu le français avec le lait maternel”, comme disait Chateaubriand. Les Luxembourgeois en savent quelque chose.

Le cheminement intellectuel de Senghor est d’autant plus remarquable, puisque – si vous me permettez cette entorse à la chronologie – il aboutira, le 29 mars 1984, à la consécration suprême : l’Académie française. J’ai lu avec beaucoup d’amusement le récit d’Alain Decaux concernant une joute homérique, sous la Coupole, entre Jean Guitton et Senghor concernant l’étymologie d’un mot. Il s’agissait, bien sûr, d’une nuance infinitésimale, et c’était à qui pourrait citer de mémoire les meilleurs passages d’auteurs grecs en faveur de son interprétation. Après plusieurs passes d’armes, c’est Jean Guitton qui jette l’éponge: “Je rends les armes à Monsieur Senghor”.

Comme quoi la langue grecque aura rétabli l’égalité des chances entre Francophones et Français.

Tout en poursuivant ses études, Senghor élabore, avec Damas et Césaire, la vision d’un monde nouveau où la culture africaine aurait la place qui lui revient. En 1934, ils fondent la revue contestataire L’Étudiant noir.

Après son service militaire, il est reçu à l’agrégation de grammaire en 1935, et sera nommé professeur au lycée Descartes à Tours. Il y fait l’expérience de l’ennui provincial, de la condescendance des provinciaux à l’endroit des Noirs. En 1936 il s’inscrit à la SFIO. Pourtant il est en proie à la solitude et s’en remet au pouvoir analgésique de la poésie :

Je suis la solitude des poteaux télégraphiques
Le long des routes
Désertes.

La guerre ne passera pas à côté du citoyen français Senghor. Affecté à un régiment d’infanterie coloniale, il est fait prisonnier au Front Stalag. Dans sa cellule, il rédige un grand nombre de poèmes qui composeront Hosties noires. Il lit Platon et Pascal. Il découvre Gœthe qui l’éblouit et lui fait sentir l’abîme entre la culture allemande et le régime nazi. En 1942, il est libéré pour raison de santé et reprend ses cours au lycée.

En 1945, Senghor sera élu député du Sénégal au Parlement français. Est-il déjà conscient qu’il entame sa destinée de “poète tombé en politique”? En tout cas, dans les années à venir, la vie politique sera inextricablement liée à sa vie privée et sa vie d’écrivain. En 1946, il contracte mariage une première fois. En 1948, année du décès de sa mère, il démissionne de la SFIO pour créer, avec Mamadou Dia le “Bloc démocratique sénégalais” et fonde le journal La Condition humaine. Il publie Hosties noires et l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française. Parue aux Presses Universitaires Françaises, et précédée de la préface de Jean-Paul Sartre, “Orphée noir”, elle deviendra le cheval de Troie de la “négritude”.

La voix de Sartre impose définitivement le concept de négritude dans le discours intellectuel français. Créé par Aimé Césaire – Senghor lui aurait préféré celui de négrité -, il deviendra le mot de ralliement de l’école afro-antillaise autour de Césaire, Gontran Damas et Senghor.

Sous l’influence de l’ethnologue allemand Frobenius, Senghor développera, dans Ce que l’homme noir apporte, une théorie des aptitudes psychiques, tout entière ramassée dans la célèbre formule, un brin provocatrice: “L’émotion est nègre, la raison est hellène”. On a beaucoup glosé sur cette belle formule. La différence, constate Robert Jouanny, professeur émérite à la Sorbonne, un des plus grands spécialistes de Senghor poète, est d’abord esthétique: pour la civilisation gréco-latine, l’art est imitation de la nature – mimésis -, alors que, pour l’Africain, l’art est connaissance et explication du monde. La différence réside ensuite dans la différence de fonctionnement de la pensée: d’un côté le logos et son cortège de contraintes, de l’autre sensibilité, rythme et mythe. Il appartient au poète de concilier ces options apparemment divergentes et de faire fructifier leur complémentarité dans le respect mutuel de l’une et de l’autre.

Fondamentalement, la pratique poétique de Senghor procède d’une évidence: c’est que l’Afrique noire, loin d’être un continent anhistorique, peut se prévaloir d’une certaine primogéniture culturelle, d’où la revendication de la “négritude” à une époque, qui fut, avec l’Exposition coloniale de 1931, l’apogée d’un système d’exploitation et, en même temps, le début de son déclin. Avec violence et paroxysme à ses débuts où il lançait son “cri de guerre hirsute”, avec plus de sérénité dans son âge mûr, le poète Senghor s’est toujours réclamé de son africanité essentielle.

Ne rien renier de ce qu’il y a d’humain lui paraît naturel dans la mesure où l’Afrique qu’il convoque dans ses vers bercés de la respiration du tam-tam est la zone du monde où les civilisations, depuis longtemps, sont apparues et se sont métissées. Il y a une part africaine, éthiopique au sens étymologique de noir, dans la civilisation méditerranéenne qui a marqué la Grèce. De grands artistes européens se sont réclamés de l’Afrique, à l’image d’un Baudelaire, d’un Rimbaud, d’un Picasso, d’un Apollinaire. Le plaint-chant de l’Église catholique et la polyphonie sont d’origine africaine et cousines des negro spirituals que Senghor découvre lors de son séjour à New York après la guerre. Animisme et rationalisme peuvent parfaitement coexister, la magie de la poésie – au sens premier de création démiurgique – peut en tout cas les valoriser simultanément, à l’image d’une action politique qui chercherait à faire valoir par des compromis dynamiques des points de vue opposés.

Autant de signes qui tendent à prouver que les civilisations, en dépit des différences qui peuvent sembler essentielles, tendent vers l’universel, qui n’est pas réductible à ce que l’on appelle aujourd’hui la globalisation ou la pensée unique, mais incarne une vision existentialiste de l’être humain, abstraction faite des variantes civilisationnelles.

La négritude est d’abord vécue par Senghor comme un combat pour la reconnaissance de la culture africaine et de ses valeurs. Mais de plus en plus elle deviendra pour lui une étape sur la voie d’un humanisme intégral et de “Civilisation de l’Universel” annoncée par Teilhard de Chardin. Ce philosophe a opéré un tournant majeur dans la pensée de Senghor: “Teilhard m’a rendu la foi tout en me permettant d’être un socialiste africain. Un socialiste croyant”.

Senghor, ce révolté masqué, aimait dire: “Telle est ma recade bicéphale: gueule de lion et sourire de sage”. Il savait que l’avenir d’un peuple, d’un pays ne s’échafaude pas sur les barricades. De par sa nature, sa culture humaniste, sa foi chrétienne, il n’était pas un démolisseur, mais un bâtisseur: un bâtisseur de ponts.

À la fin, la négritude se confondait pour lui avec l’âme africaine, apparentée par de multiples liens à l’âme européenne, ce qui lui inspira la formule “… l’Europe à qui nous sommes liés par le / Nombril…”.

La question se pose si le chantre de la négritude s’est mis en contradiction avec lui-même en choisissant la langue du colonisateur pour exprimer sa révolte, son amour de l’Afrique, son attachement à la terre sérère, sa fascination de la femme noire?

L'”Orphée noir”» s’en explique dans la Postface d’Éthiopiques:

“Parce que nous sommes des métis culturels, .… nous nous exprimons en français, … langue à vocation universelle. Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles -, où les larmes se font pierres précieuses”.

En 1955, sous le gouvernement d’Edgar Faure, Senghor devient secrétaire d’État à la présidence du Conseil. À la fin des années cinquante, la trajectoire politique de Senghor prend son envol en Afrique. Le 5 septembre 1960, Senghor est élu président de la République du Sénégal. Il sera réélu quatre fois et quittera librement ses fonctions le 31 décembre 1980.

La vie politique de Senghor sera ponctuée tour à tour de triomphes, de moments critiques et de drames.

Le 30 mars 1966, Dakar devient la Mecque de la négritude lors du premier Festival mondial des arts nègres. Cette année marquera le zénith de sa trajectoire politique et peut-être de sa vie.

En 1971, l’université est en grève. Senghor réprimera durement la fronde des étudiants, réplique sénégalaise de mai 68. Dans son discours de réception à l’Académie française, le jeudi 29 mars 1984, il se réclame de son prédécesseur, le duc de Lévis-Mirepoix, pour condamner le mouvement de révolte qui, à ses yeux, allait “à l’encontre de l’Histoire”.

Après sa démission volontaire, le 31 décembre 1980, il “lègue” la présidence à Abdou Diouf, l’actuel secrétaire général de l’Organisation Internationale de la Francophonie.

Désormais il s’occupera de la vie culturelle et de son œuvre littéraire, qu’il n’avait d’ailleurs jamais délaissée.

Comme tout homme politique, Senghor s’est attiré des critiques et s’est fait des ennemis. Mais en rétrospective, son bilan est impressionnant.

Son mérite principal, qui transcende sa carrière politique proprement dite, Abdou Diouf l’a cerné dans une de ces formules dont il a le secret: Senghor “a œuvré essentiellement à la libération des peuples africains en mettant l’accent sur la culture qui rend l’homme, tout homme, à sa liberté, à sa propre humanité”.

Sur le plan sénégalais, il a su redresser la situation économique de son pays grâce à son rayonnement international qui lui valut des aides techniques et financières exceptionnelles.

À partir de 1973, il amorce le grand virage vers la démocratie en autorisant un multipartisme limité, qui admet trois tendances politiques: le communisme, le socialisme et libéralisme.

En conformité avec ses propres convictions, Senghor a habilement résolu le problème épineux de la coexistence des religions dans un État laïque. Bien que catholique convaincu, Senghor ne recule pas devant l’idée d’un métissage des religions: “le culte des ancêtres, des gris-gris, la bonté de la Vierge Marie, de Mahomet ou du marabout sont (pour lui) des pratiques culturelles à équidistance de la vie et de la mort”.

Le premier souci du poète président, c’était pourtant d’éduquer son peuple. L’éducation était pour lui la véritable clé du développement économique et social. Mais sa conception d’une éducation humaniste, fondée sur l’enseignement des langues anciennes et la culture occidentale, n’était pas du goût de tout le monde, comme l’a remarqué son principal biographe Djian:

“Voilà un pays qui, à peine plus d’un siècle et demi auparavant, a vu ses grands-parents plier sous le joug des Occidentaux et qui, maintenant, se relève de l’humiliation en utilisant pour s’en sortir l’excellence de leur culture”. Mais Senghor ne regardait pas vers le passé, sa pensée était tendue vers l’avenir: “Ma tâche est d’éveiller mon peuple aux futurs flamboyants…”.

Les futurs flamboyants n’ont pourtant pas empêché Senghor de poursuivre ses chantiers concrets, bien au contraire.

Dès le début de sa présidence, moyennant un pourcentage tout à fait exceptionnel du budget national affecté à l’éducation, il a entrepris une vaste œuvre d’alphabétisation avec l’objectif de scolariser toutes les filles et tous les garçons avant l’an 2000.

Lorsqu’il a quitté le pouvoir, “la conscience tranquille”, Senghor pouvait effectivement se targuer d’avoir fait du Sénégal le pays le plus avancé en matière d’éducation et de démocratie de ceux qu’on appellera “le quartier latin de l’Afrique”.

Au-delà des bilans, on peut discerner chez Senghor une véritable philosophie politique, essentiellement marquée par la primauté du spirituel sur l’économie et la politique. “La culture est l’Alpha et l’Oméga de la politique: non seulement son fondement, mais son but”. Une révolution copernicienne! Lors du Festival mondial des arts nègres, en 1966, le poète président est porté aux nues par André Malraux: “Pour la première fois dans l’Histoire, un homme d’État prend, dans ses mains périssables, le destin d’un continent et proclame l’avènement de l’Esprit”.

Senghor, premier roi philosophe de l’Histoire? L’éloge de Malraux était sans doute hyperbolique. Mais philosophe, Senghor l’est à plus d’un titre! Il récuse la politique comme simple exercice du pouvoir et la considère comme un “devoir pour son peuple”, une mission au service d’une idée. Justification supplémentaire, s’il en fallait, pour son élection à l’Académie des sciences morales et politiques. Il a quitté de son propre gré le “pouvoir”, chose rare en politique. Enfin, il a toujours voulu inscrire son action dans la pérennité: agir “à l’encontre de l’Histoire” lui paraît l’erreur suprême en politique.

Roi philosophe, mais de quel royaume: d’une Grèce noire, non encore existante? Transcendant toutes les catégories politiques, Senghor l’Africain, Senghor le socialiste, Senghor le catholique était avant tout un grand visionnaire. Et comme tout visionnaire, le roi Senghor avait un rêve: faire de Dakar l’Athènes de l’Afrique subsaharienne.

“Au commencement était le verbe”! Comment s’étonner que Senghor, l'”homme fait parole”, ait été l’architecte de la Francophonie institutionnelle. Maurice Druon en retrace ainsi la genèse: “… À la fin de l’entretien historique qu’il eut avec le général de Gaulle, au cours duquel celui-ci exprima son accord à l’indépendance du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, avant de se retirer, dit: “Et maintenant ce qui importe, Monsieur le Président, c’est de penser à la manière dont vont être maintenus les liens de mon pays avec la France et sa culture”.

Par cette parole, la première pierre de la francophonie était posée.

Un peu plus tard, alors qu’il était en train de donner des lois au Sénégal, des structures à son État, un enseignement à sa jeunesse, Senghor prononçait, cette fois à l’adresse de toute l’Afrique, cette autre parole: “Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé un outil merveilleux: la langue française”.

La deuxième pierre était posée.

Et Senghor, le bâtisseur, passe aux fondements de la construction. Faute de temps, je ne saurai faire l’historique de ce long chantier. Mais je ne puis m’empêcher de relever qu’en 1967, avec la complicité de Senghor et de Gaulle, l'”Association internationale des parlementaires de langue française” sera créée à … Luxembourg.

Permettez-moi de faire ici une brève parenthèse sur les liens qu’il y avait entre le président Senghor et mon pays.

En octobre 1970, le président Senghor a été reçu en visite d’Etat au Grand-Duché de Luxembourg. Le programme culturel lui fit visiter Echternach, la plus ancienne ville du pays, premier centre culturel avec son abbaye bénédictine fondée en 698, et Vianden, ville au bourg médiéval associée au souvenir de Victor Hugo, qui y est passé comme touriste et y a vécu comme réfugié politique après la Commune de Paris.

Senghor s’est dit impressionné par les réussites du “petit” Grand-Duché qui ne disposait que de peu de ressources mais les exploitait au mieux. Et il aurait proposé ce modèle de ténacité et de sérieux à ses compatriotes.

En dehors de ses contacts officiels, Léopold Senghor avait beaucoup d’amis luxembourgeois, écrivains, peintres et poètes, dont notamment Anise Koltz, qui a traduit certaines de ses poésies en allemand.

Une étape décisive de l’édifice s’achèvera, le 17 février 1970, à Niamey où se déroulera la première “Conférence intergouvernementale des États francophones”, en présence du Tunisien Bourguiba, du Nigérien Diori et d’André Malraux. Le 20 mars la “Convention de Niamey” institue “l’Agence de coopération culturelle et technique” (ACCT).

En 1986, François Mitterrand accueille à Versailles le premier “Sommet”, ou la première “Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français”. Senghor y fera une apparition remarquée, dans sa tenue d’académicien.

Le 12 mai 1990, le premier agrégé noir de grammaire sera honoré par la création, à Alexandrie, de l'”Université internationale de langue française Léopold Sédar Senghor”.

Au Sommet de Hanoi, en 1997, l’actuelle “Organisation Internationale de la Francophonie” s’est dotée d’une Charte, qui vient d’être actualisée en 2006, à Bucarest. L’OIF s’est affirmée sur la scène internationale depuis qu’elle est dirigée par les personnalités charismatiques de Boutros Ghali et maintenant Abdou Diouf, le “fils spirituel” de Senghor.

Et puis, moins perceptible à première vue, mais d’autant plus convaincant, il y a Senghor l’Européen! On s’étonne de voir à quel point le président d’un État africain à peine sorti du colonialisme avait l’esprit européen. Et de constater sa connaissance profonde de l’histoire de l’Europe et sa capacité de la condenser dans ses traits essentiels, comme il l’a fait, le 16 décembre 1969, dans son discours de réception à l’Académie des Sciences morales et politiques comme successeur d’Adenauer.

Lecteur passionné de Gœthe, Senghor ne cache pas son “embarras à l’idée de faire l’éloge du chancelier Adenauer” pour lequel il n’éprouve que peu d'”affinités électives”. Il exalte d’autant plus son admiration pour la culture allemande. Pour “ses poètes Novalis et Brentano, plus tard Heine et Hölderlin”. Pour ses penseurs et ses philosophes: “Ni la guerre, ni le Front-Stalag, ni le “camp de travail” n’ont pu effacer cette image rêvée de l’Allemagne”, dit-il.

Par contre il partage – lui l’Africain – largement la vision de l’Europe d’Adenauer, d’Adenauer dont il dit – je crois à juste titre – qu’il était à maints égards plus Européen qu’Allemand. Adenauer avait deux rêves qui étaient deux visions: la réunification allemande et l’intégration européenne. Pour lui, la réunification de l’Allemagne et l’intégration européenne étaient, comme il ne cessait de le souligner, “les deux faces de la même médaille”. Il ne pouvait pas s’imaginer – peut-être devrais-je dire – il ne voulait pas s’imaginer l’une sans l’autre. Il mettait l’entente franco-allemande au service de ce binôme. En de Gaulle il avait trouvé le co-architecte, le complice inspiré de la réalisation de son double rêve.

On ne peut évoquer les noms d’Adenauer et de de Gaulle sans évoquer celui de Churchill, du – “grand Churchill” comme disait le Général, de Churchill qui fut membre de notre Académie. C’est lui qui, arrivé au sommet de son autorité morale et politique, déclarait lors de la réunion des mouvements européens à La Haye en mai 1948, réunion qui vit émerger la création du Conseil de l’Europe, idée combattue par l’Union soviétique qui interdisait à ses alliés obligés d’y participer: “nous commençons aujourd’hui à l’Ouest ce que un jour nous allons terminer à l’Est”. En accueillant le 1er mai 2004 en son sein les nations de l’Europe centrale et orientale l’Union européenne a façonné les retrouvailles entre l’histoire et la géographie européennes qu’avait prédessinées Churchill.

Sans la volonté résolue d’Adenauer et de de Gaulle, sans l’entente franco-allemande qui a été et qui doit rester le ferment continental, rien de durable n’eut été et ne sera possible en Europe. Que les générations actuelles s’en souviennent et que les générations à venir ne l’oublient pas, quitte à compléter l’entente franco-allemande par l’amitié de tous sans laquelle la France et l’Allemagne, qui doivent rester unies quant à l’essentiel, verront leurs forces unificatrices s’affaiblir.

L’Europe aujourd’hui hésite. Le désir de vouloir plus d’Europe et le sentiment d’en avoir déjà trop divisent les opinions. Pour pouvoir laisser derrière nous les hésitations du moment, tournons-nous vers Senghor qui, parlant de l’Europe, décrivait celle-ci comme une “étape vers une Civilisation de l’Universel”. En chemin vers sa quête, armons-nous de patience et de détermination sans lesquelles les longues distances deviennent infranchissables et les grandes ambitions se rétrécissent.

Europe, Francophonie, Négritude, Civilisation de l’Universel! En dépit des apparences, tout finit donc par se rejoindre dans la pensée senghorienne, ouverte aux quatre vents de l’esprit.

Reste à savoir quelle sera la langue de cette Civilisation de l’Universel. Pour Senghor ce ne sera ni le français ni l’anglais, ni l’arabe ni le chinois, ni le peul ni le bambara. Ou plutôt n’importe laquelle! Car en dépit de la Tour de Babel, il y aura toujours une langue universelle, dont Senghor est un des grands maîtres: la poésie. (La poésie, musique qui nous restitue, et rassemble dans une vaste symphonie, toutes les voix de l’Orphée noir, et tous ses rôles, si parfaitement maîtrisés. Le petit garçon de Joal et le président du Sénégal. Le chantre de la négritude et l’Académicien. L’Africain à l’âme européenne et le père de la Francophonie. Le protagoniste de la Culture universelle et le troubadour noir, sorcier et connaisseur “des-choses-très cachées”.

L’œuvre poétique de Senghor suffirait pour qu’il prenne place, en effet, à côté d’Eros, intermédiaire entre les dieux et les hommes. Mais elle n’est que le souffle qui magnifie et complète son action politique et civilisatrice, qui fait de Senghor l’un des grands protagonistes de l’émancipation du continent africain et de son rapprochement avec l’Europe ; le père spirituel de la Francophonie et, à travers elle, celui, unanimement reconnu comme tel, de la récente “Convention sur la protection et le promotion de la diversité des expressions culturelles” de l’Unesco.

Aujourd’hui nous commençons seulement à saisir toute l’envergure de l’œuvre de Senghor, œuvre immense qui lui aura acquis définitivement le rang d’un mortel promu à l’immortalité.

Vous me permettrez donc de m’adresser à lui dans la langue de sa mère: “Sa dian wac na Sédar – Quelle belle œuvre accomplie, Sédar”!

Source: gouvernement.lu / Site internet de l’Académie