Avant le sommet de printemps des 22 et 23 mars à Bruxelles, Jean-Claude Juncker fait le point sur l’europe dans une interview pour Le Quotidien
Denis Berche: Comment va l’Europe?
Jean-Claude Juncker: Elle réfléchit à son passé et voit mal son avenir.
Denis Berche: Est-ce la faute à son élargissement?
Jean-Claude Juncker: Le débat est devenu plus multiforme. Il y a tout d’abord ces nouvelles sensibilités venues enrichir l’Union européenne. Il y a ces parcours historiques différents dans l’après-guerre qui donnent à ces nouveaux pays des codes de référence fort différents. Il faudra du temps pour faire de ces retrouvailles un mariage heureux et surtout un mariage qui dure. L’Europe ne fera pas non plus l’économie d’une profonde réflexion sur ses procédures et sur la manière dont elle doit travailler, se consulter et se concerter. J’ai commencé ma vie politique quand nous étions dix États membres. Une journée suffisait pour faire le tour de tous les points de vue. Aujourd’hui, ce n’est plus possible.
Denis Berche: Si l’on vous comprend bien, I’UE à 25 est beaucoup plus compliquée…
Jean-Claude Juncker: Pour la présidence luxembourgeoise du second semestre 1997, quand nous étions encore 15, on pouvait faire une tournée des capitales en trois jours. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, sauf pour aller dire bonjour et au revoir, mais sans avoir rien pu négocier. L’autre difficulté, qui fait perdre beaucoup d’énergie, c’est que la cohérence des gouvernements a beaucoup souffert. Les chefs d’État ou de gouvernement ont parfois des avis très, très différents de leurs ministres. À peine ceux de l’Environnement avaient-ils décidé de l’après-Kyoto dans leur Conseil que sept chefs d’État et de gouvernement me faisaient savoir qu’ils n’étaient pas d’accord…
Denis Berche: Pensez-vous que l’Union européenne connaît une simple crise de croissance ou que le mal est plus profond?
Jean-Claude Juncker: Il faut aujourd’hui distinguer dans les costumes de ceux qui sont assis autour de la table ceux qui ont une approche plus communautaire que nationale et ceux qui ont une approche plus nationale que communautaire. Il fut un temps où nous avions tous la même approche. Cette époque est définitivement révolue. Même s’il peut paraître imprudent de le dire en assumant une présidence, il faudra bien qu’un jour ceux qui ont la volonté d’aller plus loin en termes d’intégration puissent se regrouper pour faire avancer leurs ambitions communes qui visent le long terme.
Denis Berche: Vous vous étiez beaucoup impliqué dans le dossier de la Croatie qui n’a pas pu commencer ses négociations d’adhésion le 17 mars. Cela vous chagrine-t-il?
Jean-Claude Juncker: La décision qui a été prise par les ministres des Affaires étrangères ne m’a pas surpris outre mesure. Pour le reste, je dirai le 2 juillet ce que je pense de tout cela. Je pourrai alors le dire sans risque.
Denis Berche: Les référendums sur la Constitution vous inquiètent-ils?
Jean-Claude Juncker: Beaucoup de témoins m’ont entendu dire, et à de nombreuses reprises, les énormes risques dont sont toujours porteuses les grandes consultations populaires sur l’Europe. Je le dis pour la France, je le dis aussi pour le Luxembourg. Lorsque nous avons décidé d’un référendum dans notre pays, certains l’ont fait en sifflant, en chantant. Ils ont cru pouvoir faire au Luxembourg un référendum sans risque sous prétexte que les Luxembourgeois diraient oui. C’est sans doute qu’ils n’ont pas bien écouté les Luxembourgeois. Il va bien falloir les convaincre.
Denis Berche: Comment se porte la présidence luxembourgeoise?
Jean-Claude Juncker: Elle évolue convenablement, mais il faudra attendre de l’autopsier, fin juin, pour en connaître le bilan.
Denis Berche: Comment se sont passées les dix premières semaines?
Jean-Claude Juncker: Elles ont été plus compliquées que prévu. Nous ne pouvions pas nous préparer à affronter les terribles conséquences des tsunamis. Cela a pris dix jours pleins sur mon emploi du temps. De même, nous ne savions pas, avant le 2 janvier ce qui allait se passer avec les Etats-Unis. Pour organiser les visites de Mme Rice et de M. Bush, il a fallu des centaines de coups de téléphone. Sans parler de l’aspect politique puisqu’il ne fallait pas réveiller les vieux démons, tout en essayant de ne pas paraître trop angélique non plus.
Denis Berche: La grande affaire de cette semaine, c’est l’adoption de la réforme du Pacte de stabilité. Aviez-vous pensé que tout pouvait être réglé avant le sommet?
Jean-Claude Juncker: De toute façon, la décision finale revenait aux chefs d’État et de gouvernement au sommet de Bruxelles. Nous aurions pu effectivement parvenir à un accord technique au niveau des ministres des Finances. Cela aurait évité aux chefs d’État et de gouvernement de devoir s’investir dans la mécanique politico-technique que la réforme du Pacte met à nu.
Denis Berche: Pourquoi cette réforme?
Jean-Claude Juncker: Pour que le Pacte de stabilité et de croissance ait une interprétation plus économique et moins mécanique, sans mettre en cause la stabilité de la monnaie européenne. Nous voulons que les Etats membres aient de meilleures possibilités de manœuvres budgétaires pour réagir conformément aux exigences des cycles économiques. On ne peut pas donner au Pacte la même interprétation rigoureuse quand la croissance est supérieure à 4 % et quand l’économie frôle la récession. Cela paraît relever du bon sens le plus élémentaire, mais un bon sens qui semble inégalement reparti quand il s’agit d’en débattre pour aboutir à un compromis.
Denis Berche: En ce qui concerne la stratégie de Lisbonne, vous avez qualifié le bilan à mi-parcours de lamentable. Pourquoi?
Jean-Claude Juncker: J’ai parlé d’un bilan mitigé qui pourrait aussi être un bilan lamentable. L’Union européenne avait l’ambition en 2000 de devenir la zone la plus compétitive de la planète d’ici 2010. Si l’objectif reste d’actualité, il faut impérativement recentrer et redéfinir les moyens. Nous sommes incontestablement en retard sur d’autres économies et nous connaissons une panne de croissance qui dure. Nous devons vraiment augmenter nos potentiels, pour ne pas hypothéquer le modèle social européen des générations futures.
Denis Berche: La stratégie de Lisbonne reposait sur trois piliers. Sont-ils toujours d’actualité?
Jean-Claude Juncker: Il y avait le renforcement de la compétitivité, la cohésion sociale et la politique environnementale. Nombreux sont ceux qui voudraient ne se concentrer que sur la compétitivité et la croissance, en laissant de côté les deux autres aspects. Je suis farouchement contre cette vue de l’esprit car la compétitivité et la croissance ne sont pas une fin en soi. Pour moi, elles ne sont que des instruments pour servir des cohésions sociales qui se fragilisent à grande vitesse dans toute I’UE. J’ai subi à maintes reprises, depuis deux mois, les assauts des gouvernements qui ne veulent entendre parier que de compétitivité, ces mêmes gouvernements parlant de la cohésion sociale comme d’un élément relevant d’un romantisme dépassé. Entre les Européens, le débat est ouvert. Je suis décidé à faire entendre que la cohésion sociale est une partie essentielle, capitale même, du modèle européen.
Denis Berche: Sur un plan personnel, comment va le président en exercice du Conseil de I’UE?
Jean-Claude Juncker: Il va…
Denis Berche: À Bruxelles, le jour où vous avez dit “ça m’emmerde”, vous le pensiez vraiment?
Jean-Claude Juncker: J’en avais tout simplement marre que les différentes institutions de Bruxelles se marchent sur les pieds. Il est vrai que le Luxembourg n’est pas habitué à vivre avec ces vaines querelles de prestige.
Denis Berche: Vous n’en avez pas marre de répondre aux journalistes?
Jean-Claude Juncker: Si, parfois. Mais je serai bien plus triste si personne ne venait me demander mon avis. Je suis persuadé qu’expliquer sans arrêt les choses de l’Europe, c’est aussi faire avancer l’idée européenne.
Le Quotidien du 21 mars 2005