Jean-Claude Juncker : «La croissance n’est pas une fin en soi»

Dans une interview avec le quotidien français Le Figaro, le Premier ministre Jean-Claude Juncker a abordé la réforme du pacte de stabilité et de croissance

Dimanche prochain, les ministres des Finances de la zone euro puis les Vingt-Cinq de l’Union européenne se réuniront à Bruxelles pour tenter de décrocher un accord sur la réforme du pacte de stabilité. Cette réunion sera suivie les 22 et 23 mars par le Conseil européen, qui regroupe les chefs d’Etat. Président en exercice de l’Union européenne, le premier ministre luxembourgeois préside également pour deux ans l’Eurogroupe, une institution à laquelle la nouvelle Constitution européenne attribue des pouvoirs renforcés. Il critique à mots couverts le libéralisme décomplexé de la nouvelle commission.

Le Figaro : Vous venez de consulter Jacques Chirac, Silvio Berlusconi et Tony Blair, tous trois très impliqués dans la réforme du pacte de stabilité. Celle-ci va-t-elle enfin aboutir ?

Jean-Claude Juncker : Je dois également avoir une conversation aujourd’hui avec Tony Blair. Il n’est pas aberrant de considérer que les chefs d’Etat puissent avoir leur mot à dire. Mais nous avons déjà parcouru un long chemin. S’agissant des douze membres de l’Eurogroupe, il devrait être possible de trouver un consensus, mais je ne garantis pas le même résultat lors de l’Ecofin, à vingt-cinq. Certains pays, comme le Royaume-Uni, n’acceptent pas les propositions de la présidence luxembourgeoise. Ils souhaitent plus de flexibilité dans l’application du pacte. Ils estiment que le pouvoir de la commission est trop important et défendent vigoureusement leur point de vue.

Il y aussi un problème avec l’Allemagne. Gerhard Schröder souhaite que les dépenses liées à la réunification soient incluses dans une liste de circonstances atténuantes justifiant d’avoir un déficit supérieur à 3% du PIB.

Comme nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur la définition de cette liste, nous songeons à la supprimer. Il reviendrait alors à l’Etat membre dont le déficit dépasserait les 3% du PIB de s’en expliquer dans le détail, et de définir ainsi sa propre liste. La responsabilité d’évaluer les arguments reviendrait à la commission. Mais il ne faut pas surestimer l’importance de ce débat. L’essentiel est que nous puissions réaffirmer les principes du traité : s’il a lieu, le dépassement du seuil des 3% doit être minime et temporaire. Par ailleurs, en situation de bonne conjoncture, tout doit être fait pour réduire les déficits et constituer des réserves budgétaires. Ceci est essentiel à mes yeux. Je ne proposerai jamais une réforme du pacte qui menacerait la stabilité de la monnaie.

Le Figaro : Lors du prochain Conseil européen, le 22 mars, les pays membres vont-ils débattre de la relance de l’économie européenne à travers le processus de Lisbonne ? Certains trouvent la commission Barroso trop libérale. Et vous ?

Jean-Claude Juncker : Nous devons privilégier deux lignes d’action : renforcer la compétitivité de l’Union européenne et mettre un terme à l’atonie de la croissance, qui a trop duré. Mais la croissance et la compétitivité ne sont pas des fins en elles-mêmes. Elles doivent être mises au service de la cohésion sociale, aujourd’hui trop fragilisée. Et ces deux notions ne doivent pas être ennemies d’une politique environnementale et de développement durable.

Le Figaro : Dans ces conditions, quelle place faut-il donner à la directive sur les services, qui provoque tant de réactions négatives ?

Jean-Claude Juncker : Il est curieux de voir M. Bolkestein atteindre soudain à la renommée après qu’il a quitté ses fonctions. Je me suis déjà prononcé contre la libéralisation des services, mais aussi contre toute forme de dumping social, fiscal ou réglementaire, ce qui devrait conduire à éliminer du texte les dispositions qui vont dans ce sens. On ne peut pas, sur toutes les tribunes, louer les vertus du modèle social européen et méconnaître dans les faits les dispositions qui affaiblissent les solidarités. Ceci reviendrait à détourner les opinions publiques de l’idée européenne. Cette idée moderne, qui consiste à croire que les gouvernés sont plus bêtes que les gouvernants, je n’y adhérerai jamais.

Le Figaro : Vous êtes par ailleurs président de l’Eurogroupe depuis le 1er janvier. Cette institution ne semble pas très efficace quand il s’agit d’endiguer la hausse de l’euro…

Jean-Claude Juncker : Une fois la réforme du pacte passée, je compte m’investir davantage dans la coordination des politiques économiques. Nous avons accordé beaucoup d’attention – à juste titre – à la consolidation des dépenses publiques, et insuffisamment d’attention aux politiques permettant de relancer la croissance. Je voudrais que chaque année, au sein de l’Eurogroupe, nous ayons un débat sur les douze budgets de la zone euro, non pas pour harmoniser nos politiques budgétaires, mais pour nous informer mutuellement des investissements publics que nous prévoyons d’engager. Mieux vaut se concerter que de laisser chaque Etat membre se démener dans son coin. Ainsi en irait-il en matière de recherche et développement, domaine que chacun trouve qu’il est justifié de privilégier, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Ainsi pourrions-nous mieux articuler croissance et stabilité.

Le Figaro : C’est la BCE qui détermine les taux d’intérêt. A quoi sert l’Eurogroupe ?

Jean-Claude Juncker : Le dialogue entre l’Eurogroupe et la BCE mériterait d’être renforcé sans confondre nos rôles respectifs et sans nous livrer à des querelles de prestige. L’autorité monétaire peut émettre des jugements de valeur sur les politiques budgétaires des Etats membres et nous n’allons pas contester cette prérogative. Mais on n’évitera pas que nous nous prononcions avec la même franchise et que nous fassions également part de nos préférences au président de la BCE. C’est ce que je souhaite au sein de l’Eurogroupe. Sans mettre ces débats sur la place publique. Dans l’ensemble, je dois dire que nos économies n’auraient pas résisté aux tourmentes politiques et financières des années 90 sans la monnaie unique et la main tranquille de la BCE. Même si j’aurais souhaité, parfois, que cette main puisse s’agiter différemment.

Propos recueillis par Pierre Avril

Le Figaro du 16 mars 2005