Processus de Lisbonne, pacte de stabilité, budget : Jean-Claude Juncker en interview dans le Monde
Les priorités de la présidence
Le Monde: Vous venez de prendre, le 1er janvier, la présidence du Conseil européen pour six mois et celle de l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des finances de la zone euro, pour deux ans. Serez-vous gêné par le processus de ratification de la Constitution par les Vingt-Cinq ?
Jean-Claude Juncker: J’ai en effet le pressentiment que l’Europe risque de s’enliser dans un immobilisme relatif, peut-être prononcé, au cours des dix-huit prochains mois.
Nous risquons de trouver sans cesse sur notre chemin des gouvernements qui nous inviteraient à remiser au frigo un certain nombre d’initiatives. Je voudrais mettre en garde les chefs d’Etat et de gouvernement – contre la tentation – de tirer argument du cortège des référendums pour ne pas faire notre travail.
Le Monde: Quelles sont vos priorités ?
Jean-Claude Juncker: Il y a trois priorités, qui sont des exigences. La première consiste à établir en mars le bilan, à mi-parcours, du “processus de Lisbonne” – qui doit améliorer la compétitivité de l’Europe d’ici à 2010 – et à trouver les moyens d’améliorer sa mise en œuvre : si nous avons été brillants pour fixer des objectifs ambitieux en Europe, nous avons été faibles pour les traduire dans nos réalités nationales.
La deuxième priorité porte sur la réforme du pacte de stabilité. Si l’économie va bien, il faut pouvoir obliger les Etats à réduire leur endettement et leurs déficits. En revanche, en cas de ralentissement prononcé, il faut sortir d’une application stricte et automatique du pacte.
Enfin, nous souhaitons adopter, lors du Conseil européen de juin, les perspectives financières qui fixent le budget européen sur la période 2007-2013.
Le Monde: Pourquoi une telle urgence ?
Jean-Claude Juncker: Il ne s’agit pas seulement de nous mettre d’accord sur les volumes financiers. Il faut également construire le fondement législatif de la dépense publique européenne. Si nous ne nous mettons pas d’accord en juin, nous serons dans l’incapacité absolue de préparer les politiques dont nous avons besoin sur la période 2007-2013.
Le Monde: Comptez-vous faire des économies en remettant en cause l’accord d’octobre 2002 qui garantit le niveau des aides agricoles jusqu’en 2013 ?
Jean-Claude Juncker: Je n’ai pas l’intention d’ouvrir ce dossier, voire de me brûler les doigts en essayant de l’ouvrir. Tout le monde savait ce à quoi il s’engageait lorsque nous avons passé cet accord, en octobre 2002.
Le Monde: Que répondez-vous aux Espagnols, qui craignent d’être les seuls à payer pour l’élargissement, en devant renoncer à une grande partie de leurs aides régionales ?
Jean-Claude Juncker: Il faut répartir les efforts entre tous les Etats membres. Je n’ai pas l’intention de creuser l’idée de demander le maximum d’efforts aux nouveaux membres et le minimum aux anciens, mais s’imaginer que l’Espagne ou que d’autres pays: Portugal, Grèce, Irlande seraient les seuls à faire des efforts substantiels est une idée qui serait vouée à l’échec.
Le Monde: On dit qu’un budget plus tourné vers l’avenir favoriserait la recherche plutôt que l’agriculture ou la politique régionale. En même temps, il est impossible de répondre à un appel d’offres, tellement c’est compliqué. Le problème n’est-il pas plus d’organisation que budgétaire ?
Jean-Claude Juncker: Le budget européen gagnerait en importance et en visibilité s’il attribuait une part plus importante de ses moyens aux politiques innovatrices en matière de recherche et de développement. Mais je ne cesse d’être frappé par le fait que nous plaidons tous, en Europe, la cause de la déréglementation et de la lutte contre les excès bureaucratiques, mais lorsqu’il s’agit d’organiser l’Europe de l’intérieur, nous ajoutons de la bureaucratie à la bureaucratie.
Le Monde: Comment allez-vous gérer vos relations avec le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet ?
Jean-Claude Juncker: Il doit y avoir, entre le président de la BCE et celui de l’Eurogroupe, un dialogue constant qui, curieusement, gagne en clarté dans la mesure où il est le plus informel possible.
Le Monde: Dès votre nomination, en septembre, M. Trichet a dit : “M. Euro, c’est moi.” Ne cherche-t-il pas à défendre un rôle pris par la BCE, mais qui va au-delà de celui octroyé par les traités ?
Jean-Claude Juncker: Je comprends tout à fait, s’il l’a eue, la réaction du président de la BCE, qui consiste à dire que le président de l’Eurogroupe n’est pas, à titre exclusif, “M. Euro“, puisque celui-ci n’a pas a priori à s’occuper d’une façon très visible des différents aspects de la politique monétaire. Je n’ai jamais prétendu que j’aspirais aux fonctions de “M. Euro“. Je n’ai jamais revendiqué ce titre et je ne le revendiquerai pas. Nous devons organiser le dialogue entre le pôle économique de l’UEM (Union économique et monétaire) et son pôle monétaire.
Je ne conteste pas le droit à la Banque centrale d’exprimer des avis sur la politique économique de la zone euro : toutes les banques centrales, surtout celles qui sont indépendantes, l’ont toujours fait. Mais je ne voudrais pas qu’on conteste à l’Eurogroupe la possibilité d’entrer dans un dialogue vertueux avec la BCE sur certains aspects de la politique monétaire, à condition que nous n’érigions pas ce débat en controverse publique quotidienne.
Propos recueillis par Arnaud Leparmentier
LE MONDE, du 3 janvier 2005