Interview Premier avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker sur le projet de réforme des institutions européennes présenté le 23 avril 2003 par Valéry Giscard d’Estaing.
RFI: Jean-Claude Juncker, Bonjour.
Jean-Claude Juncker: Bonjour Madame.
RFI: Vous êtes le Premier ministre du Luxembourg. Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, a présenté un projet précis de réformes des institutions de la future Union élargie. Les propositions de l’ancien Président français ont semblé clairement favorables aux thèses défendues par les pays les plus peuplés comme l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie. Vous avez tout de suite réagi en disant espérer que ces idées n’étaient qu’une provocation destinée à susciter le débat?
Jean-Claude Juncker: Oui, je considère que le président Giscard d’Estaing, jusqu’à présent au sein de la Convention et ailleurs, a fait un excellent travail. Il a su faire naître des consensus. Mais là, sur le volet institutionnel, les propositions qu’il avance ne sont pas susceptibles de susciter un consensus parce qu’elles s’inscrivent en faux contre les idées très souvent avancées par un certain nombre d’Etats membres, notamment 17 sur 25, qui considèrent qu’il faudrait que l’Europe procède comme elle a toujours procédée, c’est-à-dire en développant et en approfondissant la méthode communautaire et en évitant le risque de la dérive intergouvernementale qui ne nous conduira nulle part. Par conséquent, nous avons dit « non » à la plupart des propositions giscardiennes sauf sur celle qui consiste à créer la fonction d’un ministre des Affaires étrangères européen, qui est une excellente chose.
RFI: Toutefois un des principaux éléments du projet de Valéry Giscard d’Estaing, c’est la création d’un poste de président qui serait élu pour deux ans et demi. N’y a-t-il pas une certaine cohérence à cette idée par rapport à l’actuel système de présidence tournante?
Jean-Claude Juncker: Les présidences rotantes jusqu’à présent ont fait leur preuve, surtout d’ailleurs – je me plaise à le souligner – lorsque des Etats membres moins grands, qui avaient moins le souci de leur intérêt national propre, exerçaient la présidence. Il est évident que, lorsque nous serons à 25, voire 27, voire plus, il faudra réfléchir à des accommodements qu’il faudra porter à ce genre de présider l’Union européenne, mais la proposition de doter le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des chefs d’Etats et de gouvernements, d’un président qui serait en fonction pour plus de deux ans et demi – puisque le mandat est renouvelable – est une bonne mauvaise idée parce que Monsieur Giscard d’Estaing propose de choisir comme président du Conseil européen quelqu’un qui n’aurait plus le mandat national, qui n’aurait plus aucune espèce d’influence au sein des autres formations du Conseil des ministres, qui ne disposerait pas du pouvoir d’injonction sur les autres présidents des Conseils comme en disposent aujourd’hui les Premier ministres qui exercent la présidence. Ce serait un président qui risquerait, outre de présider les réunions – ce qui ne relève pas de la performance exemplaire si on donne la parole à quelqu’un pour la retirer à un autre – de devenir quelqu’un qui inaugurerait les chrysanthèmes. Or, l’Europe a besoin d’un haut-parleur fort qui puisse, au nom de l’Europe, s’exprimer et non pas d’un président qui en fait n’en serait pas un.
RFI: La bataille qui se joue, vous le disiez, celle d’une définition des pouvoirs au sein d’une Union à Valéry vingt-cinq, n’assiste-on pas à une confusion grandissante alors que cette réforme des institutions est déjà compliquée?
Jean-Claude Juncker: Oui, enfin, il s’agit de donner aux institutions européennes une lisibilité plus forte et moi, j’ai peur que le fait d’adjoindre aux institutions qui existent déjà d’autres institutions, n’augmentera, n’accroîtra pas la lisibilité de l’Europe. Et je considère pour le reste et quant au fond – ce qui est tout de même plus important que tout le reste – que nous avons besoin d’intégrer d’avantage le continent européen, de ne pas donner une chance, fut-elle infime, au réflexe intergouvernemental qui est d’abord un réflexe gouvernemental, c’est-à-dire que chaque gouvernement national aura pour souci premier de convaincre les autres en Europe de la justesse de son point de vue. Ce ne serait plus la recherche de l’intérêt communautaire qui serait au centre de l’action politique de l’Union européenne mais en fait l’addition des intérêts nationaux. Or l’Europe, c’est plus que l’addition des intérêts. C’est son intégration.
RFI: Alors, prochaine grande étape pour l’élargissement de l’Union, c’est la remise par la Convention de son projet de constitution le 20 juin au sommet de Thessalonique. Est-ce que vous êtes optimiste avant cette échéance?
Jean-Claude Juncker: Les idées avancées hier par Monsieur Giscard d’Estaing ont été substantiellement amendées par les autres membres du præsidium de la Convention. Le texte passera devant les 105 conventionnels. Il subira d’autres modifications, il est évident que lorsqu’il sera soumis au Conseil européen du 20 et 21 juin, d’autres modifications y seront apportées. Il s’agira d’une proposition personnelle de Monsieur Giscard d’Estaing qui prend son hauteur à faire du mérite, puisqu’elle nous invite à mener un débat et à conduire une controverse saine. Mais je ne crois pas que les idées avancées par Monsieur Giscard d’Estaing passeront la rampe puisque, déjà à Athènes, au nom de 17 Etats membres sur 25, j’avais dit que nous serions en faveur de l’approfondissement de la méthode communautaire et que nous nous mettrions en garde contre les risques de la dérive intergouvernementale. Monsieur Giscard d’Estaing choisit de ne pas nous écouter. Il nous écoutera plus tard.
RFI: Y a-t-il, selon vous, Jean-Claude Juncker, à travers les idées de Valéry Giscard d’Estaing, une remise en cause du rôle des organes fédéraux de l’Union, la Commission et le Parlement?
Jean-Claude Juncker: Oui, je crois que la Commission doit rester la force motrice de l’Union européenne, la place centrale, où prennent naissance des initiatives et où aboutissent les initiatives lorsqu’elles seront devenues des décisions. La Commission est la seule institution qui a pour devoir le traité et prévoit d’être le gardien non seulement du trait,emais aussi l’avocat de l’intérêt général de l’Union européenne. Alors il s’agit de renforcer l’organe qui par le passé a fait avancer l’Union européenne et son intégration. Il ne s’agit pas de l’affaiblir en lui adjoignant un président élu du Conseil européen qui très certainement mettra entre parenthèses le président de la Commission européenne. Je crois donc qu’il faut revenir à une sage pratique des institutions. Il s’agit de ne pas rompre l’équilibre entre les institutions : le Parlement, le Conseil et la Commission européenne. La Commission européenne doit être un meneur de jeu. Il ne faudrait pas en faire un lieu de touche.
RFI: Et pensez-vous que l’évolution de la réforme des institutions est bonne?
Jean-Claude Juncker: Je crois que nos institutions ont besoin d’un certain nombre d’amendements et de modifications, mais celles qui sont proposées, qui sont sur la table de la Convention, ne me paraissent pas être les bonnes. D’ailleurs, la plupart des Etats membres les rejetteront.
RFI: Concernant les questions de défense, une rencontre aura lieu mardi prochain à Bruxelles entre les dirigeants français, allemand, belge et luxembourgeois. Vous en ferez donc parti. Qu’attendez-vous de ce rendez-vous dans le domaine de la défense collective de l’Union?
Jean-Claude Juncker: Je crois qu’il tombe sous les yeux qu’un des grands défis de l’Europe, c’est la défense, la politique extérieure et la politique de sécurité commune. J’aurais préféré que nous puissions entamer le début de réflexion à quinze, mais comme cela n’a pas été possible, nous le ferons à quatre. Ce n’est pas une réunion où nous organiserions un putsch contre l’OTAN. Ce n’est pas une réunion hostile à nos alliés américains, mais c’est une réunion de ceux qui voudraient que l’Europe avance plus rapidement et plus conséquemment sur ce point.
RFI: Jean-Claude Juncker, merci. Je rappelle que vous êtes le Premier ministre du Luxembourg. Merci. Bonne soirée.
(Le 24 avril 2003 sur Radio France International (RFI), «RFI-soir»)