Entretien de Frank Engel avec Geneviève Montaigu du Quotidien, le 5 août 2019
Le président du CSV, Frank Engel, veut une vraie participation citoyenne à l’oeuvre du XXIe siècle qu’est la réforme constitutionnelle. Quitte à reposer la question sur le droit de vote des étrangers, mais en d’autres termes.
Le CSV a créé la surprise en opérant un revirement sur la réforme constitutionnelle, en exigeant une véritable consultation populaire. Frank Engel explique pourquoi. Et revient ensuite sur le sujet cher au CSV, celui de la croissance.
Est-ce le courrier du Premier ministre, demandant aux partis politiques de livrer leurs positions sur le système électoral, qui a entraîné votre revirement concernant la réforme constitutionnelle ayant déjà fait l’objet d’un consensus?
Frank Engel : La lettre du Premier ministre n’est qu’un élément d’une suite de choses qui se sont produites depuis les élections. Nous nous rendons compte que le dossier est loin d’être clos. On ne peut pas prétendre finir l’ceuvre du siècle et en même temps dire que l’on va revenir à la matière électorale juste après avoir mené cette réforme, sachant que les trois quarts de la matière électorale sont régis par la Constitution. Je veux bien parler de notre système électoral mais que l’on ne vienne pas nous dire que, sans cela, la Constitution est en état d’être votée. Et ensuite, nous nous sommes repenchés sur la question de la participation citoyenne dans l’exercice et nous nous sommes dit que cela ne servirait pas à grand-chose de juste fournir aux électeurs 130 articles de droit pur et dire que c’est cela la grande participation démocratique. Il vaut donc mieux scinder la matière en des blocs thématiques que nous allons discuter avec les gens pendant la campagne qui est en train de se préparer si Monsieur Bodry veut encore la faire. En tout cas, nous voulons la mener et nous avons l’impression que les gens vont nous dire ce qui les intéresse vraiment et à partir de là on confectionnera des questions sur lesquelles on consultera vraiment.
Je n’ai aucune envie de faire une campagne qui consiste à chanter aux électeurs les prouesses des auteurs du projet de révision, sans possibilité pour les citoyens d’amender quoi que ce soit.
Il y a déjà eu une participation sur le site de la Chambre des députés où les citoyens pouvaient exprimer leurs idées…
J’ai vécu sur le front la campagne référendaire de 2005. Les gens sont venus avec des suggestions, des propositions de modification, et on devait leur dire que, hélas, ce texte ne pouvait plus subir la moindre modification. Il ne faut en aucun cas que cette campagne pour la Constitution répète cette figure de style.
Pour avoir vécu cela il y a 15 ans, j’estime que consulter les gens ce n’est pas ça, a fortiori quand nous avons la maîtrise de la chose – notre Constitution ne dépend que de nous, pas de dizaines de partenaires européens en même temps. La Constitution de notre pays, c’est l’affaire du peuple. Si la grande réforme constitutionnelle du XXIe siède est une oeuvre historique, alors pourquoi ne pas la rédiger avec les citoyens? Sans cela, il n’y a pas de plus-value démocratique.
Comment?
En procédant à un référendum comportant un certain nombre de questions thématiques, politiques, sur lesquelles les citoyens seront appelés à se prononcer avant même que la Chambre ne procède au premier vote, et de façon à ce que les partis, sur la base d’un engagement politique formel, puissent incorporer les résultats de ce référendum dans le projet de révision définitif de la Constitution. Le Parlement votera ensuite. Qu’il y ait encore un référendum sur le texte adopté par la Chambre en première lecture reste ainsi possible, mais ne nous semble plus impératif.
Vous désirez cependant soumettre une nouvelle fois la question relative au droit de vote des étrangers qui a déjà été tranchée. Pourquoi?
Je ne dis pas que je veux soumettre à nouveau cette question qui a été tranchée en tant que telle, mais consultons les citoyens sur des évolutions possibles. En fonction de ce qu’ils nous suggèrent, on confectionnera une liste de questions de laquelle je ne veux exclure aucun sujet.
Quelle est la position du CSV sur cette question du droit de vote des étrangers? A-t-elle changé depuis la dernière campagne que vous avez menée en faveur du “non”?
Elle est en train d’évoluer. On note, ce qui aurait déjà dû l’être à l’époque, qu’il y a des manières différentes de poser des questions et des approches différentes de la matière. Si on dit droit de vote actif et passif pour tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui sont.là depuis un certain nombre d’années, les réactions sont violemment opposées. Pas seulement au sein de l’électorat du CSV d’ailleurs.” Mais si on parle d’un aménagement du droit de vote en faveur des ressortissants communautaires en limitant cela au vote actif, on a des réactions tout à fait différentes. Je veux qu’on prenne le temps et que l’on ait la sérénité nécessaire pour débattre de cette question comme il faut le faire. Je pars du constat que nous sommes une société où une moitié décide et l’autre moitié fait en sorte que nous ayons de quoi décider et cela, à la longue et étant donné le nombre énorme de nouveaux résidents que nous attirons chaque année, n’est pas socialement tenable.
Quid de la circonscription unique?
Nous sommes d’avis qu’il faudra faire en sorte que la représentation nationale future comportera une dimension de légitimité géographique. Je suis un très grand amateur des systèmes électoraux et je les connais tous. Ce que nous ne voulons pas, c’est une circonscription unique à système de vote égal à l’actuel, ce serait impraticable. L’électeur passerait un quart d’heure dans l’isoloir pour distribuer ses 60 votes sur des listes de 60 candidats mesurant deux mètres carrés. Je peux m’imaginer un système comme il existe en Grèce : à côté des circonscriptions électorales, il y aurait encore une liste nationale qui comporterait les têtes de listes avec 5 ou 10 positions bloquées. Je voudrais que l’on prenne en considération les sondages qui plaident en faveur d’une circonscription unique, mais en visant un système pratique, équitable et gérable.
L’autre coup d’éclat récent du CSV a eu lieu quand toute l’opposition a quitté la salle, alors que les députés devaient débattre du développement durable qui aurait permis au CSV d’aborder le sujet de la croissance qui vous est très cher;..
Je me rappelle de cette journée qui avait mal commencé. La ministre de l’intérieur, Taina Bofferding, avait communiqué aux députés qu’elle ne pourrait être disponible qu’une heure et demie car elle avait des engagements urgents ailleurs. Je ne pense pas qu’elle devait rencontrer le dalaï-lama ou le président américain ou qui sais-je. Je suis d’avis qu’il n’est plus acceptable pour un ministre de l’intérieur, qui a toutes les facultés du monde à faire coïncider son agenda avec celui de la Chambre des députés, ne veuille pas être là alors que l’on débat d’un sujet aussi fondamental. Ensuite, la procédure parlementaire universelle veut que si un point de l’ordre du jour doit être modifié le Parlement est toujours souverain pour modifier son agenda. Refuser au plus grand groupe la possibilité de voter sur l’ordre du jour est une déconsidération de l’opposition parlementaire. Si on est tout juste à 31, on devrait logiquement avoir conscience que cela représente la moitié des électeurs et que l’on doit traiter l’autre moitié de la Chambre comme des parlementaires raisonnables et valables. Mais on peut aussi faire comme si l’autre moitié n’était pas là et la majorité a développé cette fâcheuse tendance. On a vu que si l’opposition n’était pas là physiquement, cela fait une différence car la majorité s’est immédiatement retrouvée dans l’incapacité de procéder pour cause de quorum non atteint, deux de ses propres députés étant absents. Si on traite ses opposants avec respect, cela n’arrive pas.
Mais le CSV a raté une occasion de s’exprimer sur le sujet de la croissance, alors que Claude Wiseler regrettait l’absence du sujet dans le plan de développement durable… Quelle croissance voulez-vous?
La croissance ou la décroissance est toujours chez nous une affaire importé, on subit les mouvements plus qu’on nr les initie. Cela dit, l’économie luxembourgeoise produit actuellement surtout une croissance démographique qui n’est plus tenable. Le marché du logement est parti en vrille depuis très longtemps, nous atteignons des niveaux d’endettement •effrayants et des taux de risque de pauvreté qui le sont tout autant. Est-ce que nous considérons vraiment qu’il est raisonnable de tabler sur une trajectoire économique qui nous ramènera quasiment tous les ans 10 000, 12 000 ou 14 000 nouveaux résidents? Nous savons qu’au maximum nous construisons peut-être 6 000 logements, il me semble que mécaniquement, cela crée un goulet d’étranglement. Mais bien sûr, il y a aussi l’approche d’Étienne Schneider qui dit que si nous voulons de la croissance donc de la prospérité, il nous l’amène, il n’y a pas de problème.
Le pays veut conserver sa prospérité, non?
Je me souviens, il y a 20 ans, d’un grand débat duquel est même née une initiative citoyenne qui ne voulait pas d’un Luxembourg à 700 000 habitants. `On y est bientôt pourtant à immigration constante. Se pose évidemment la question : combien, encore, jusque quand? Je suis prêt à dire qu’au fond le Luxembourg pourrait abriter un million de personnes si c’était la fin d’une longue trajectoire et la résultante d’un processus d’évolution maîtrisé. Mais ce million ne serait toujours qu’une étape intermédiaire du fait que nous nous trouvons dans une spirale de croissance qui en demande toujours plus, ne fût-ce que pour financer la Sécurité sociale. Il faut briser cette spirale. Le doublement ou le triplement des travailleurs frontaliers serait donc encore envisageable? Je dis que non.
Mais alors quel modèle proposez-vous?
Il y a une base de la réflexion qui devrait être celle-ci : essayons d’arrêter d’attirer des milliers de personnes supplémentaires par an. Ces gens viennent pour travailler, ils ne sont pas de chez nous, ce ne sont pas des chômeurs que l’Adem remet au travail. Si j’en suis à 20 000 travailleurs supplémentaires par an, résidents et frontaliers confondus, il faudrait voir quelles en sont les raisons. D’abord, j’aimerais connaître où est employée la main-d’oeuvre. On pourrait croître à 2 000 ou 3 000 par an, je ne dis pas zéro. J’entends tout le monde me dire qu’on ne peut pas continuer comme ça. Bien, alors il faut que l’on parle de tout sans exception. On est dans une situation où les gens sont tellement endettés pour financer leur logement que ce n’est pas durable. Je ne trouve pas raisonnable qu’aujourd’hui on prétende encore pouvoir ne pas travailler par choix alors qu’il n’y plus le choix si on veut se payer un logement. Et tous ces choix dont la population profiterait s’ils redevenaient réels ne le seront que si nous réalisons que nous sommes dans une spirale infernale. Il faut la briser. On pourrait très bien formuler un message positif de maîtrise de la croissance.
Google ne fait pas partie du modèle?
Nous sommes un pays de 2 586 km 2 qui n’a pas 25 000 sources qui nous approvisionnent en abondance, nous devons dès lors gérer notre approvisionnement en eau à des fins de consommation humaine. Nous ne pouvons pas courir le risque de sacrifier l’eau disponible au refroidissement des engins chez Google… Je ne suis pas opposé à l’implantation de Google, mais je voudrais que l’on sache si les conditions sont vraiment réunies pour qu’elle puisse raisonnablement se faire. Il y a des éléments qui m’interpellent et je veux des réponses à mes questions. Le gouvernement ne peut pas répondre car il ne connaît même pas le projet de Google. Il n’y a pas de dossier qui pourrait être partagé avec l’opinion intéressée!
@ Le Quotidien, Geneviève Montaigu, 8 août 2019