“On est en train de vendre le pays”

Entretien de Frank Engel avec Geneviève Montaigu du Quotidien

L’affaire du casier bis, la fiscalité, la croissance… Autant de matières dans lesquelles les verts auraient pu autrement s’illustrer de l’avis du président du CSV, Frank Engel. Il ne voit pas leur signature et nous dit sa déception.

« Les verts au gouvernement sont une déception singulière.» Le président du CSV, Frank Engel, qui a passé dix ans au Parlement européen, a longtemps côtoyé les écolos et il ne retrouve pas dans la politique que mènent les verts au sein du gouvernement, les grands discours qu’il entendait dans l’hémicycle. «J’entends encore tous les ténors écolos nous dire toute l’importance qu’ils accordent à la protection des données et à l’État de droit et fustiger le PPE par rapport aux dérapages relevés dans ma propre famille politique», nous dit-il. D’ailleurs, Frank Engel a toujours dénoncé ces comportements et s’est même exprimé pour une exclusion du parti de Viktor Orban.

«Mais ici, on gouverne n’importe comment, avec une nonchalance que je trouve indécente», juge-t-il.

Il fait référence à différents dossiers entre les mains des verts et notamment la dernière affaire en date, celle des casiers bis. «Si le ministre de la Justice, membre de déi gréng, à l’issue d’un long processus de prise de conscience que quelque chose tourne mal, est le seul à prétendre au fond que tout va bien, cela devient beaucoup plus étonnant», s’inquiète-t-il.

Frank Engel qui a été secrétaire général de la fraction parlementaire du CSV de 2001 à 2009 se souvient de cette époque où le CSV au pouvoir était régulièrement interpellé par les verts, sur la dimension écologique de la fiscalité.  «Et là, maintenant qu’ils sont au pouvoir, je ne perçois rien!», observe-t-il.

Il dit les voir encore et surtout les entendre sur ce sujet de la fiscalité verte : «On nous disait qu’il fallait des politiques incisives et on nous refaisait la sémantique du mot “Steuer” en allemand, qui vient de diriger, guider, pour arriver à des comportements plus sains, plus durables.» Mais le président du CSV ne voit rien de tel se produire aujourd’hui alors que les verts sont dans la majorité depuis 2013 maintenant.

«Je vois dans les cases vertes du gouvernement, une dégringolade de l’État de droit et une absence totale de contenu écologique. Je vois en revanche des gens qui sont contraints de voter par discipline coalitionnaire contre la garde d’enfants à la Chambre des députés, ce qui aurait été une évidence pour toute la fraction verte. Bref, les verts au Luxembourg, je ne trouve pas ça très convaincant», nous dit-il. Et pourtant il aurait bien voulu diriger le pays avec eux.

«Heureux le pays où les partis démocratiques sont encore capables de former des coalitions sans exclusion», répond-il aujourd’hui.

D’ailleurs, il estime que le CSV pourrait gouverner avec n’importe lequel des trois partis actuellement au pouvoir.

«Nous avons eu des coalitions avec les libéraux et les socialistes par le passé et je ne trouve pas que l’on ait mal gouverné avec eux», estime Frank Engel. Et les verts? «Je peux aussi m’imaginer une coalition avec les verts. Cela n’a pas suffi la dernière fois, on se reverra la prochaine fois», répond-il.

Mais il faudra débattre de la croissance. «Ce débat personne ne veut le mener avec nous», constate le président du CSV. «Sur la durabilité je ne vois pas grand-chose, donc pour des gens qui se disent progressistes, je ne trouve rien d’impressionnant», insiste-t-il.

Quand le CSV tenait les rênes du pouvoir, c’était différent. Frank Engel déclare que le Parti chrétien-social se sentait obligé de formuler une orientation plusieurs fois par an et pas «une fois tous les cinq ans même s’il est évident de se baser sur un accord gouvernemental. Les discours sur l’état de la nation étaient des moments où invariablement le Premier ministre essayait de formuler des orientations nouvelles qui ne se déclinaient pas seulement en des gadgets fiscaux», se souvient-il.

Il n’aime pas la manière de gouverner de cette coalition. «J’ai la sale impression que l’on est en train de vendre le pays», lâche-t-il soudain. Il aimerait par exemple connaître le contenu du memorandum of understanding signé avec les Chinois au printemps dernier. «Il serait utile qu’on s’y attelle. Nous n’avons pas obtenu de réponse à notre question», regrette-t-il.

D’une manière générale, il dit tout le mal qu’il pense de «tous ces pèlerinages à Pékin que mènent tous les chefs de gouvernement même les plus insignifiants pour décrocher un prétendu partenariat stratégique avec la Chine». Pour lui, dans tous ces partenariats il n’y qu’un seul élément stratégique qui est toujours l’intérêt de la Chine et lui seul.

Mais est-ce cela «vendre le pays»? Pas seulement, pour Frank Engel, c’est aussi permettre à un fabricant de yaourts de s’installer dans le pays. «Une entreprise Fage qui va importer des quantités industrielles de lait et qui va consommer des quantités astronomiques d’eau dont le pays manque cruellement. Tout ça pour produire un truc qui sera exporté à l’autre bout du monde par tous les moyens polluants que l’on connaît. Je suis sûr qu’en plus, ils ne paieront pas d’impôts. A quoi cela nous sert-il, alors?», questionne Frank Engel.

Il sait bien que Fage est implanté au Luxembourg. «Cette société a une boîte aux lettres au Luxembourg que les verts ont fustigée à l’époque. Mais ils semblent avoir dépassé cette étape», conclut-il.

@ LE QUOTIDIEN du jeudi 1 août 2019 / Geneviève Montaigu