“Pas de moment de félicité”.

Jean-Claude Juncker revient sur son expérience à la tête de l’Eurogroupe

Le Jeudi: Quel bilan tracez-vous des années passées à la tête de l’Eurogroupe?
Jean-Claude Juncker: Ce n’est pas pour moi l’heure du bilan. Je n’ai pas encore le recul nécessaire pour juger de mon action. Néanmoins, on a réussi ces derniers mois plusieurs choses importantes. Il y a une année, beaucoup disaient que la Grèce n’avait pas d’autre issue que de quitter la zone euro. J’ai plaidé en faveur d’une solution à la crise grecque. Rares sont maintenant les voix qui parlent de sortie de ce pays. Le terme “Grexit” a totalement disparu du vocabulaire, et ce mot n’a plus aucun rôle dans le débat.
On a également fait le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui complète les dispositions du Fonds européen de stabilité financière et du Mécanisme européen de stabilité financière mis en place en réponse à la crise de la dette dans la zone euro. C’est un succès. Il y a deux ans, personne ne nous en aurait crus capables. Nous avons fait en sorte que le traité fiscal puisse être mis en œuvre et complété par une dimension de croissance. 120 milliards d’euros ont été débloqués. Ce sont des succès incontestables.
Nous avons été à même de mettre sur les rails un système de surveillance bancaire européen qui, ensemble avec d’autres éléments, rompt le lien funeste qui existait entre crise bancaire et crise de la dette. En somme, sur ces deux dernières années, on a obtenu des résultats intéressants, on a stabilisé la zone euro. Ceci dit, je reste impressionné, de façon négative, par le niveau de chômage constaté dans la zone euro et dans l’Union. Et nous n’avons pas réussi à faire redémarrer la croissance. Bref, des succès en matière de stabilisation de la zone euro mais un échec qui tient au manque de perspectives données en termes économiques et sociaux.
Le Jeudi: Quel a été le meilleur moment de votre présidence?
Jean-Claude Juncker: Il n’y a pas eu de moments de félicité. La tâche fut compliquée jour après jour. Non, il n y a pas eu de bons moments. Sauf celui qui, en fin de réunion, m’a permis de trouver une réponse à la crise grecque.
Le Jeudi: Et le pire?
Jean-Claude Juncker: Le pire fut un moment d’atmosphère. J’ai profondément regretté de voir, au milieu de la crise qui fut la nôtre, que des ressentiments anciens revoyaient le jour. Rappelez-vous les propos tenus par certains hommes politiques allemands qui ont blessé le peuple grec. Et les manifestations en Grèce durant lesquelles Angela Merkel était affublée d’un uniforme nazi. Je me suis dit: la construction européenne est encore fragile. Il reste encore possible aujourd’hui en Europe que l’on puisse dresser un pays contre l’autre. Je ne l’aurais jamais cru. Durant cette période, j’ai tout fait pour dire au peuple grec qu’il avait toute sa place en Europe. Ce qui ne m’a pas valu que des commentaires positifs…
Le Jeudi: Humainement, qu’avez-vous appris à ce poste?
Jean-Claude Juncker: Humainement et politiquement – ces choses-là vont ensemble -, j’ai par moments pu avoir l’impression que je pouvais être l’homme de l’intersection entre les idées opposées qui se sont affrontées sur la gestion de l’euro. Humainement, j’ai beaucoup appris. J’ai suivi les programmes d’assistance à la Grèce, à l’lrlande et au Portugal de très près et j’ai appris à mieux aimer ces peuples. J’ai pu aussi faire la connaissance de personnes que je n aurais pu rencontrer autrement ou dont, dans d’autres circonstances, je n’aurais pas pu prendre la mesure. En dépit de toutes les difficultés et de toutes les vicissitudes, je suis devenu plus européen. L’expérience quotidienne m’a démontré que tout doit être fait pour garder à l’Europe sa cohérence. La solidarité des uns et la solidité des autres, c’est la clé.
Le Jeudi: Quels sont les grands chantiers qui s’ouvrent pour l’Eurogroupe ?
Jean-Claude Juncker: Le chômage de masse est un vrai problème. Ceux qui en Europe sous-estiment le risque de rébellion sociale face au chômage et aussi à l’austérité se trompent lourdement. Nous sommes en panne de croissance et nous devons réfléchir aux moyens de la relancer. Nous devons œuvrer pour faire avancer les grands dossiers que sont le fonds de résolution bancaire et la garantie des dépôts. Au-delà, et avant tout, il faudra mieux définir la coordination des politiques économiques. D’un côté, on a un bras monétaire fort à Francfort, et de l’autre côté un bras politique, économique et social qui est sous-musclé. Il faudra faire évoluer cela.
Le Jeudi: Quels conseils donnez-vous à votre successeur?
Jean-Claude Juncker: Ce n’est pas mon rôle de faire des recommandations publiques à mon successeur. Mais le président de I’Eurogroupe doit avoir de grandes oreilles. Il doit écouter tout le monde et non se concentrer sur les deux ou trois grands. L’euro est la monnaie de tous, pas seulement de l’Allemagne, de la France ou de l’ltalie, mais aussi de la Slovénie, de la Slovaquie et de l’Estonie. C’est à la fois la monnaie nationale de 17 pays et notre monnaie commune. Tous doivent avoir voix au chapitre. Il ne faut jamais laisser penser que seul tel ou tel a le pouvoir. Cela conduirait l’euro à l’échec. L’euro est une construction d’ensemble qu’il faut gérer comme telle. Mais, conséquence, cela demande un budget temps et un investissement personnel que ceux qui n ont pas exercé cette tâche ne soupçonnent pas. Comme mon investissement fut total, je suis aujourd’hui heureux d’abandonner cette fonction. Vraiment très heureux.
Le Jeudi: Faire de la présidence un poste permanent avec une administration dédiée, aurait-ce été une bonne chose? Et seriez-vous resté, dans ce cadre?
Jean-Claude Juncker: J’ai plaidé pour que la présidence de l’Eurogroupe devienne un emploi à temps plein. D’autres ne l’ont pas vue de cette façon. J’ai cependant fait en sorte que la direction du Eurogroup Working Group soit occupée de façon permanente. Le poste est revenu à Thomas Wieser. Cela a allégé ma tâche. Je pense toujours qu’il fallait faire du président de l’Eurogroupe un emploi à temps plein. Que je n’aurais pas occupé. Telle n’était pas mon ambition.
Le Jeudi: Vous quittez l’Eurogroupe. Quelles sont désormais vos envies, sur la scène européenne?
Jean-Claude Juncker: Mais je ne quitte pas la scène européenne! Je reste membre du Conseil européen et, de par ma fonction de ministre du Budget, je participerai aux réunions de I’Eurogroupe. Je ne disparaîtrai pas du paysage européen. Et j’y retrouverai, enfin, une liberté de parole. Une liberté de parole dont j’ai été privé de façon douloureuse pendant huit ans. J’ai souffert de ne pas pouvoir dire de façon directe et précise ce que je pensais, de faire montre d’égards vis-à-vis des autres hommes politiques et de devoir toujours faire attention aux réactions des marchés financiers. Des réactions erratiques, souvent à partir de phrases mal interprétées. On vient encore den avoir un exemple ces derniers jours.
Le Jeudi: Votre aura ne risque-t-elle pas de gêner votre successeur?
Jean-Claude Juncker: Je ne serai pas la belle-mère de l’Eurogroupe. Nombreux sont ceux qui, à l’étranger, ne comprennent pas que je quitte cette fonction. Ayant fait ce travail pendant huit ans et y ayant consacré beaucoup de temps et investi beaucoup d’énergie, je le fais sans regret. Je vais pouvoir me consacrer à autre chose. J’aurai des jours pour moi, maintenant. Je veux lire, je ne peux pas vivre sans lecture, et j’aurais une plus grande visibilité au Luxembourg.

Source : Marc Fassone, le jeudi.lu, 24.01.2013