“je me réfère aux valeurs chrétiennes”

Noël est un temps de réflexion. Jean-Claude Juncker dresse un bilan de 2008. Le Premier ministre, Jean-Claude Juncker, s’explique sur les questions d’actualité nationales et internationales.Entretien avec Geneviève Montaigu du Quotidien

Geneviève Montaigu: L’année 2008 restera marquée par la crise financière d’ampleur planétaire. Sur quoi va-t-elle déboucher?

Jean-Claude Juncker: C’est une crise financière partie des États-Unis dont on avait d’abord pensé qu’elle n’affecterait pas les autres segments de l’industrie financière américaine. Lorsqu’elle a produit son impact sur les autres compartiments de la finance américaine, on a dit qu’elle ne s’élargirait pas vers l’économie réelle américaine et quand elle s’est effectivement élargie, on a dit que l’Europe ne serait pas touchée. Et voilà le résultat final, nous entrerons tous en récession en 2009.

Geneviève Montaigu: Quelle sera la réponse des Européens et celle des Luxembourgeois en particulier?

Jean-Claude Juncker: Nous avons essayé au niveau de l’Eurogroupe et de l’Union européenne d’aligner tous les éléments de réactivité qu’il fallait. Pour la première fois dans l’histoire économique moderne, le monde entier est en crise économique alors que lors des crises précédentes, il y avait toujours un continent ou un et demi qui était en crise alors que les autres se portaient plutôt bien. Donc il faut des réactions planétaires, ce à quoi nous sommes en train de travailler en Europe avec les États-Unis, le Japon et d’autres.

Et puis, bien sûr, il y a l’aspect strictement luxembourgeois des choses. Nous n’avons pas la masse critique nécessaire qui nous permettrait d’organiser une espèce de voie luxembourgeoise de reprise, cela n’ira pas. Nous sommes largement dépendants, plus que tous les autres, des solutions qui seront mises en application. Nous exportons en produits et en services financiers 180% de notre PIB, nous importons 140% de notre PIB, nous sommes donc ouverts comme aucune autre économie en Europe. Ce qui fait que nous dépendrons, pour pouvoir bénéficier d’une reprise économique, de la réponse mondiale et surtout de la réponse européenne qui sera fournie.

Geneviève Montaigu: Vous avez commencé par inciter à la consommation et le gouvernement lui-même a montré l’exemple. C’est une première réponse?

Jean-Claude Juncker: Chez nous, nous devons tout faire pour éviter que les entreprises luxembourgeoises ferment leurs portes et éviter un chômage de masse. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’avancer dans le temps les investissements que nous avions prévus pour plus tard, 2011/2012/2013/2014, pour donner du travail aux entreprises luxembourgeoises et, notamment, aux petites et moyennes entreprises qui, si elles devaient fermer, ne vont pas rouvrir leurs portes lorsque la reprise sera là car elle ne sera là, un jour, qu’en 2011 ou 2012.

Il faut donc tout faire pour éviter le pire des scénarios, c’est-à-dire une chute énorme de la demande interne. C’est la raison pour laquelle nous avons prévu des programmes et un train de réductions fiscales et d’augmentations des allocations sociales qui se chiffre à peu près à 1,5% du PIB. Donc construire un pont luxembourgeois pour 2009 et 2010 afin d’éviter le pire chez nous en attendant que les efforts globaux produisent leurs effets et nous permettent de redémarrer dans les meilleures conditions.

D’où les investissements dans les infrastructures, rénovation des bâtiments publics, programme public d’économie d’énergie pour permettre de nous en sortir.

Geneviève Montaigu: Le gouvernement est-il paré pour cela?

Jean-Claude Juncker: Le gouvernement a pratiqué, contre vents et marées, une politique budgétaire qui a été largement contestée puisqu’on nous expliquait, il y a quelques mois encore, que le ministre du Budget et celui des Finances nageraient dans l’argent, que nous aurions des excédents à gauche et à droite, que la crise était un alibi inventé par ceux qui voulaient corriger vers le bas les niveaux de protection sociale. Tout cela n’est guère répété de nos jours. Puisqu’il y a eu les décisions de la tripartite et les lois subséquentes qui ont été votées, nous disposons, sans que notre situation financière soit excellente, contrairement à ce qui a été dit, de marges de manœuvre budgétaires qui nous permettent de réagir.

Il y a peu d’États qui peuvent prévoir 1,5% du PIB pour aligner le mécanisme de lutte contre la crise financière. Nous avions de toute façon prévu la correction fiscale que nous proposons mais toutes les mesures ont été amplifiées voire inventées de toutes pièces.

Nous n’avions pas prévu de réduire la fiscalité de 9% mais de 6%. Nous avons augmenté à 9% lorsque la crise est arrivée. Nous n’avions pas prévu non plus d’anticiper les investissements publics (…). Il y a tout un tas de mesures qui ont été ajoutées aux plans initiaux et on peut le faire parce qu’on dispose de marges. Le résultat de la course budgétaire sera que nous aurons en 2009 un déficit alors que nous avions prévu d’avoir un excédent de 1%.

Geneviève Montaigu: Comment rééquilibrer le pouvoir des marchés par celui de la démocratie? Est-ce la leçon à retenir de cette crise financière planétaire?

Jean-Claude Juncker: J’ai toujours mis en garde contre cette frénésie "déréglementatrice" sans borne et sans gêne, cette mode qui voulait que les États se retirent des affaires publiques et qu’on laisse faire les marchés.

Je suis persuadé que le jour où nous aurons quitté les eaux dangereuses de la crise, ceux qui faisaient la mode il y a dix années essaieront de refaire la mode et d’expliquer à nouveaux aux États de ne pas jouer le rôle auquel ils peuvent légitimement aspirer.

Il n’est plus contesté aujourd’hui que nous avons besoin d’une réglementation plus poussée, que nous avons besoin de plus de transparence et que nous n’avons pas le droit de nous soumettre au diktat des agences de notation.

L’Europe, qui a aujourd’hui élevé en doctrine cette approche des choses, est suivie par les autres grands acteurs internationaux. Nous avions succombé à une mode qui n’avait aucune raison de naître!

Geneviève Montaigu: Vous aviez d’ailleurs critiqué la responsabilité des banquiers avec virulence…

Jean-Claude Juncker: Il y a deux ans, j’ai déjà critiqué les banques! Il y a trois ans, j’ai posé le problème de la rémunération des grands banquiers qui était tributaire des performances des banques. J’avais dit que nous prenions des risques parce que les grands banquiers sous-estimaient ces risques. Je n’ai pas été suivi mais les citations sont là et écrites. Cela étant dit, le monde de la politique a sa part de responsabilité parce qu’il a accepté ce "suivisme" auquel nous invitait une certaine pensée unique.

Geneviève Montaigu: D’une crise à l’autre, parlons de celle qui secoue le Grand-Duché et ses institutions. Risquez-vous de vous retrouver dans l’impossibilité de gouverner?

Jean-Claude Juncker: Nous avons tout fait pour éviter la crise institutionnelle. Pour l’éviter, j’ai dû faire état en public d’un désaccord grave avec le Grand-Duc, ce qui n’était jamais arrivé à aucun de mes prédécesseurs. D’un commun accord avec le Grand-Duc, le gouvernement et les groupes parlementaires ont décidé de procéder à une révision constitutionnelle ayant pour résultat que le Grand-Duc ne devra plus sanctionner les lois mais les promulguer. Si cette disposition tient la route, il n’y aura pas de crise institutionnelle. Si référendum il devait y avoir, tout dépendra de son résultat. Si les Luxembourgeois devaient décider, en rejetant le texte adopté par le Parlement, que le Grand-Duc a le droit de s’opposer à une loi démocratiquement votée, alors nous aurons une grave crise institutionnelle mais elle aura été déclenchée par l’électeur. Si je voulais m’amuser un peu, mais je n’en ai pas très envie, je dirais que ceux qui demandent le référendum veulent s’opposer à la volonté du Grand-Duc (…). Je ne me place pas dans l’hypothèse où le texte voté par le Parlement serait rejeté. Je vais plaider partout pour que ce texte soit accepte par les électeurs. Il ne faut pas mélanger les deux questions. Il y a ceux qui sont opposés à la législation sur l’euthanasie qui mêlent leur voix à ceux qui sont opposés à la révision constitutionnelle parce qu’ils pensent que cela éviterait à la loi sur l’euthanasie d’entrer en vigueur. Dans le référendum constitutionnel, il s’agit d’une question d’État alors que la question portant sur l’euthanasie est une question de conscience.

Geneviève Montaigu: Quand la crise financière a édaté, d’aucuns ont su rappeler que la crise alimentaire s’était déjà largement installée depuis bien longtemps sans suscfter le même émoi…

Jean-Claude Juncker: La crise alimentaire est en train de se rétrécir puisque les prix des produits alimentaires ont connu une baisse, ces derniers mois, tout aussi spectaculaire que la dernière remontée. Nous assistons à un événement heureux dans la mesure où l’inflation se corrige vers le bas à une allure rapide parce que les produits pétroliers ont baissé, idem pour les produits alimentaires, et qu’il y a la crise économique et donc moins de demande. Reste que la crise alimentaire a produit et produira des effets négatifs qui resteront puisque ce sont les plus pauvres qui ont été en premier dramatiquement touchés. Ce qui me fait dire qu’il ne faut surtout pas renoncer maintenant, à cause des crises multiples et variées, à l’effort de coopération que nous devons maintenir. Viendra le jour, surtout dans ce pays qui dédie 0,92% de son PIB à l’aide à la coopération, où on remettra en cause ce choix stratégique du pays. On nous expliquera que dans beaucoup de secteurs de notre communauté nationale, il y a des problèmes que nous n’arrivons pas à résoudre et que, par conséquent, on devrait abandonner cette aide massive que nous apportons à ceux qui sont autrement plus pauvres que nous. Et qu’il faudrait concentrer à nouveau tout l’effort sur notre propre territoire. Je vois ce discours apparaître, timidement d’abord, ouvertement ensuite en mars/avril. Je le prédis et je prédis que je lutterai de toutes mes forces contre une telle simplification. Mais cela viendra.

Geneviève Montaigu: L’autre grande crise planétaire est celle du climat. Barack Obama se veut un président vert et il estime que l’écologie a un grand rôle à jouer dans la relance de l’économie. Qu’en pensez-vous?

Jean-Claude Juncker: Je crois qu’il faut organiser une intersection de réactivité entre les deux crises. La crise financière et économique, un jour, sera résolue parce que nous aurons pris les bonnes décisions. La catastrophe climatique va rester et va nous poursuivre si nous ne prenons pas de décisions. Comme nous avons les deux crises, il faut essayer d’insérer dans les plans de relance une bonne dose de politique climatique: rénover les bâtiments publics et les habitations privées, investir plus d’argent public dans les énergies alternatives, investir plus dans la recherche et le développement pour des automobiles plus respectueuses de l’environnement. J’ai tout fait, à mon modeste niveau, pour éviter que sous l’emprise de la crise économique, nous renoncions à nous attaquer sérieusement à la crise climatique parce qu’il y avait des tendances en Europe qui disaient qu’on va remettre à plus tard notre action climatique.

Geneviève Montaigu: Un mot sur la jeunesse maintenant, qui vient de se rebeller en Grèce pour ne citer que les événements tes plus récents en Europe…

Jean-Claude Juncker: Le mal de vivre des jeunes générations est palpable et perceptible partout. Cette explosion de violence en Grèce peut arriver, indépendamment de l’élément déclencheur, dans chaque pays et à tout moment parce que beaucoup de jeunes sont désemparés. Il ne faut pas se faire d’illusion là-dessus et je crois qu’il faut développer à l’égard de la jeunesse un autre discours consistant à lui expliquer que chacun doit se concentrer sur ses propres talents, sur ses énergies, sur sa faculté de faire, de penser et de rêver, que la vie mérite d’être vécue mais qu’il ne faut pas désarmer et abandonner toutes les ambitions qu’on peut avoir pour soi-même. Il faut développer un nouveau discours non seulement intergénérationnel mais aussi interpersonnel, ne plus accepter cette idée qu’il puisse y avoir des jeunes qui, de prime abord, n’ont aucune chance. Pour le dire d’une autre façon, ne laisser personne au bord de la route. Nous en laissons toujours et très souvent des jeunes. Cette décharge de violence à laquelle nous avons assisté en Grèce me fait croire que la société grecque, comme d’autres sociétés européennes, sont des sociétés qui s’intéressent insuffisamment à l’essentiel, c’est-à-dire aux jeunes. Nous les laissons seuls parce que, très souvent, ils veulent être laissés en paix. Il ne faut pas les laisser en paix mais il faut les prendre au sérieux.

Geneviève Montaigu: Cest le cas au Luxembourg?

Jean-Claude Juncker: Le Luxembourg a ceci de particulier que le contrôle social est immédiat et direct. Nous laissons trop de jeunes au bord de la route et il n’est pas acceptable que nous acceptions le fait que beaucoup de jeunes quittent l’école sans formation accomplie. Je note que les réformes introduites par Mme Delvaux donnent réponse à cela. L’idée de lancer une école de la deuxième chance répond exactement à ce souci et comme toutes ces politiques mettent du temps à agir et à produire des effets, il faut espérer que les jeunes comprendront qu’ils sont des membres à part entière de la société, qu’il n’y a pas ceux qui ont réussi et ceux qui n’ont aucune chance. Je n’accepte pas, en démocratie, l’idée qu’on puisse se satisfaire du fait qu’il y ait des gens auxquels on ne donne aucune chance. Nous disons souvent que l’économie de marché doit être sociale, je dis aussi que la démocratie, elle aussi, doit être sociale. Ce qui ne fait pas de moi un social-démocrate (sourire).

Geneviève Montaigu: Justement, on a souvent évoqué le "s" pour le côté social du CSV, votre parti. Est-ce que le "c" de chrétien commence à devenir gênant?

Jean-Claude Juncker: Non. Il y a eu parfois, dans les années 80, des tendances dans ma famille politique d’abandonner le "c" pour le remplacer par une autre lettre plus populaire. J’étais toujours contre. Je ne suis pas un homme d’Église au sens militant du terme mais je me réfère tout de même à des valeurs chrétiennes et je ne voudrais pas que nous appauvrissions notre message en enlevant cette référence qui, pour moi, est importante et qui ne prend son véritable sens que lorsqu’elle est combinée au "s". Il faut les deux.

Geneviève Montaigu: Pour terminer par une question qui fâche, quid de l’avenir du secret bancaire à Luxembourg?

Jean-Claude Juncker: Nous avons en matière de fiscalité de l’épargne contribué plus que tous les autres à trouver une bonne réponse en matière d’imposition de l’épargne. Nous l’avons fait contre beaucoup de résistance à Luxembourg. Si nous ne l’avions pas fait, dans quelle situation d’argumentation serions-nous aujourd’hui? La place financière luxembourgeoise, puisqu’elle a un savoir-faire qui est grand, puisqu’elle dispose d’une palette de produits qui est large, n’est plus en situation de devoir son existence au seul secret bancaire. Ce n’est pas une raison pour l’abandonner du jour au lendemain, mais c’est une raison de réfléchir à son aménagement qui doit être fait par un effort interne qui ne gêne pas la place financière et qui ne peut pas être fait sous un diktat de nos voisins.

Source: Le Quotidien, Geneviève Montaigu, 29 décembre 2008