Le dialogue interreligieux

“Que signifie le «dialogue interreligieux»? Les deux branches de cette notion nous interpellent. Avant d’étayer celle d’«interreligieux», j’aimerais aborder celle de «dialogue».” Une Tribune libre de Monsieur François Biltgen, Président du CSV.

Voyons d’abord comment se pratique un dialogue, quelles peuvent en être les conséquences et finalement quelles doivent être les valeurs à respecter pour que le dialogue puisse être qualifié de «bon». 

Un élément essentiel du dialogue est l’écoute. Dialogue veut dire en premier lieu parler et écouter l’un l’autre. Néanmoins, le véritable dialogue ne naît que de la réplique. Or, répliquer n’est pas répéter sa position initiale. Répliquer c’est se repositionner sur base de sa position initiale par rapport à la position initiale de l’autre. 

Ceci m’amène à parler du résultat du dialogue. A quoi doit mener le dialogue? Un dialogue – qui pour moi n’en est pas un – est pour d’aucuns celui que j’appelle le «dialogue événement». On organise un dialogue, mais en fait on n’additionne que des monologues qu’on n’écoute même pas. On dit qu’on s’est parlé. C’est «bon pour la galerie», mais cela n’apporte rien de concret. 

Un autre dialogue que je n’aime pas est celui que j’appelle «dialogue compromis». C’est celui qui a pour but d’adopter un texte, oral ou écrit, qui permet de mettre tout le monde d’accord. Ces textes sont des textes de compromis au plus petit dénominateur commun, et souvent sont tellement flous qu’ils peuvent être interprétés par chacun de sa façon. Le dialogue semble avoir produit un résultat, mais ce résultat n’est que factice. 

Pour moi un dialogue ne doit pas nécessairement produire un résultat, une solution, mais doit «faire avancer les choses». Pour moi un bon dialogue est un dialogue dont je sors en me sentant enrichi. Un dialogue ne doit pas seulement «exister», pas nécessairement «aboutir», mais il doit «avancer». 

Dès lors un bon dialogue présuppose trois valeurs de base: la compréhension, le respect et la franchise. Parlons tout d’abord de la compréhension. On ne peut véritablement dialoguer avec quelqu’un que si on le connaît, voire même si on le comprend. Ce n’est que sur la base de la compréhension qu’on peut témoigner du respect à l’égard de la position de l’autre. C’est de bon escient que je parle de respect et non de tolérance. Si on tolère une position, on ne la questionne pas et finalement on n’a pas de respect à l’égard d’elle. Ce n’est pas pour rien que lEdit de Tolérance a finalement été retiré, car il n’apporta pas de respect par rapport à la position des Huguenots. 

Respecter la position de l’autre veut dire qu’on ne veut pas nécessairement lui imposer la sienne. Pour le dialogue interreligieux, cela veut dire qu’aucun des partenaires ne doit exiger que sa religion soit reconnue comme la seule vraie. Ceci dit, le respect n’est possible que si l’on pratique la franchise. Tout aussi bien qu’il ne s’agit pas d’imposer sa position à l’autre, il ne faut pas non plus accepter la position du partenaire uniquement pour lui faire plaisir et ne pas le heurter. Si des positions ne peuvent être acceptées, voire tolérées il faut le dire en toute franchise et sans rancune, donc en tout respect. Un bon dialogue ne doit pas être un «talk-show» moderne, mais doit ressembler plutôt à une «disputatio» comme on la pratiquait au Moyen Âge aux universités. 

Venons-en maintenant à la notion d’«interreligieux». En fait c’est une notion que je n’aime pas nécessairement, car elle est réductrice. Le dialogue interreligieux est celui «entre» les religions. Je n’aime d’ailleurs pas non plus l’expression de «dialogue entre les croyances», comme l’a établi la Commission de l’Union européenne. Elle est tout simplement mal à propos, comme je l’exposerai par la suite. Je préfère la notion créée par le Conseil de l’Europe, à savoir celle de «dimension religieuse du dialogue interculturel». Cette dimension comporte trois aspects, le dialogue intra-religieux et le dialogue interreligieux, d’une part, et le dialogue avec les religions, d’autre part. 

Le dialogue intra-religieux, à l’intérieur d’une famille religieuse, est tout aussi important que le dialogue interreligieux, entre les religions. Toute religion monothéiste n’est pas monolithique pour autant. Il est assez difficile de pratiquer un véritable dialogue interreligieux si celui-ci n’est pas précédé d’un bon dialogue intrareligieux. 

Ces deux sortes de dialogue peuvent se pratiquer à trois niveaux: le niveau spirituel, le niveau institutionnel et le niveau socioculturel. Le niveau spirituel, théologique, doit à mon avis être mené au niveau universitaire. J’ai été assez heureux d’apprendre qu’une chaire coranique, basée sur le dialogue interreligieux, a été créée à l’lnstitut catholique de France. Je serais fort aise si lors de l’élaboration de son prochain programme quadriennal, l’Université du Luxembourg proposait au gouvernement le dialogue interreligieux comme élément de recherche dans le cadre de son axe «Identités». 

En général, cependant, le dialogue intra- et interreligieux se confine au niveau institutionnel. Les différentes communautés en effet dialoguent entre elles, ce qui est déjà une bonne chose. Reste à savoir si ce débat, aussi fructueux
qu’il soit, est répercuté à la base. 

Car pour moi le dialogue interreligieux véritablement abouti se pratique au niveau socioculturel. Le dialogue interreligieux abouti se
pratique p. Ex. dans un village dans lequel église et mosquée se font face, dans lequel se pratiquent des mariages interreligieux sans que la famille ni de l’un ni de l’autre n’exige la conversion forcée d’un des époux et dans lequel on s’assoit à la table de l’autre en respectant les us et coutumes de l’un et de l’autre. 

Malheureusement ces endroits se raréfient. Je ne parle pas seulement de l’lrak, où ce que les Arabes veulent souvent appeler une croisade chrétienne risque d’avoir peut-être comme seul résultat tangible l’anéantissement de deux mille ans de chrétienté. Je ne parle pas non plus seulement du Nigeria, du Soudan, de l’lnde ou de l’lndonésie. Je parle aussi de l’Europe. Même après la fin de la guerre, la Bosnie-Herzégovine n’est plus la même. En été 2006 j’y ai assisté à un camp interreligieux de scouts, organisé par les scouts du Luxembourg, en vue de reconstruire dans un village à la fois une église catholique et une mosquée. L’incompréhension des deux populations du village, qui pourtant quelques années auparavant encore vivaient ensemble dans la plus parfaite harmonie, était manifeste. 

Ceci démontre qu’un bon dialogue intra- ou interreligieux présuppose en général un bon dialogue des pouvoirs publics et de la société civile avec les religions. Le but en est tout simplement d’assurer la paix civile et la cohésion sociale. Le terme de religion vient du latin et signifie lier des personnes entre elles. Si une religion peut donc lier entre elles les personnes qui la pratiquent, elle peut aussi diviser la société entre adeptes des différentes religions. Communautarisation et ghettoïsation sont les ennemis de la cohésion sociale. Ceci dit, ce qu’on appelle quelquefois des guerres de religion sont souvent plutôt des conflits à base socio-économique dont les protagonistes s’identifient de par leur appartenance religieuse. Le but des pouvoirs publics et de la société doit donc faire en sorte que le dialogue avec les religions lie entre elles toutes les personnes faisant partie de la société, quelle que soit leur appartenance religieuse. 

Dans son livre blanc sur le dialogue interculturel, le Conseil de l’Europe dit à juste titre que «La pratique religieuse est une composante de la vie contemporaine; à ce titre, elle ne peut ni ne doit être exclue de la sphère d’intérêt des autorités publiques, même si l’Etat doit préserver son rôle de garant neutre et important de la pratique de différentes religions, fois et croyances». 

En fait je n’aime pas la notion de «dialogue avec les religions». On ne pratique pas le dialogue avec des religions ou des croyances mais avec des communautés religieuses; on ne dialogue pas avec des philosophies mais avec des personnes. Alors que le gouvernement est en train de négocier une convention avec la communauté musulmane, il entend souvent le reproche de vouloir conventionner P«lslam», alors que pourtant’ le Coran regorgerait de passages contraires aux droits de l’Homme concernant notamment la position de la femme. Or, la convention ne vise pas à «reconnaître» une religion, voire ses textes fondateurs, mais à régler de façon ordonnée les relations étatiques avec une communauté religieuse. D’ailleurs la convention avec l’Eglise catholique n’a pas non plus «reconnu» la Bible, qui elle aussi, dans l’Ancien Testament notamment, contient par exemple aussi des passages problématiques quant à la situation de la femme. 

Quelles doivent être les bases d’un bon dialogue avec des communautés religieuses? J’aimerais énoncer deux thèses qui, bien entendu, peuvent – et doivent – susciter des questions voire des oppositions. Mais c’est l’essence de tout dialogue. 

Première thèse: le dialogue avec les communautés religieuses présuppose que l’Etat et la société reconnaissent le fait religieux comme ressortissant de la sphère publique. Cette thèse heurtera bien sûr tous ceux qui sont d’avis que la religion doit être confinée à la sphère privée. A cet égard, il faut à mon avis faire la juste part des choses. Si la foi, la croyance (d’où ma remarque ci-dessus à l’égard des textes communautaires) sont nécessairement des actes individuels et privés, il en est autrement de l’exercice de la religion dans le cadre d’une communauté. Cet exercice doit être public et constitue ainsi un phénomène de société. Il doit donc faire partie de la sphère publique. Ceci soulève bien entendu le débat sur l’Etat laïc et l’Etat laïciste, voire ce qu’on appelle au Luxembourg le débat sur «la séparation de l’Etat et de l’Eglise». Cette notion n’est cependant pas tout à fait appropriée; il faudrait bien plutôt parler de la séparation entre le spirituel et le temporel ou encore de l’essence d’un Etat laïc. 

Un Etat laïc présuppose qu’il n’y ait pas de religion d’Etat et surtout qu’une communauté religieuse, quelle qu’elle soit, ne puisse imposer ses valeurs à celles de l’Etat. La plupart des Etats membres de l’Union européenne sont ainsi des Etats laïcs, y compris le Luxembourg. Tous ces Etats pratiquent cependant des relations, entre autres celles d’ordre financier, avec les communautés religieuses. 

L’Etat laïciste, comme la France, se distingue au contraire par le fait qu’il interdit, du moins en principe, toute relation financière entre l’Etat et les communautés religieuses. Il est assez intéressant de constater qu’au Luxembourg il y a des tendances grandissantes pour transformer l’Etat laïc en Etat laïciste et qu’en France on assiste à l’avènement éventuel d’une tendance contraire. 

Deuxième thèse: le dialogue avec les communautés religieuses doit se pratiquer sur l’arrière-fond juridique et historique de l’Etat d’accueil. Ceci concerne trois éléments: le respect des droits de l’Homme, de l’ordre public et des us et coutumes du pays d’accueil. En fait le respect des droits de l’Homme doit sous-entendre tous les aspects de la dimension religieuse du dialogue interculturel, respectivement le dialogue interculturel lui-même. 

La notion essentielle est le respect de l’ordre public. Or cette notion n’est pas toujours facile à cerner. Elle ne concerne pas seulement les lois et peut aller au-delà des lois mais n’englobe pas toutes les lois. Le dialogue que le gouvernement mène avec la communauté musulmane montre que sur certains points il serait important que le législateur précise – ou non – la notion d’ordre public. 

La notion du respect des us et coutumes, qui semble a priori aller de soi, est cependant la plus floue et donc la plus dangereuse quant à sa mise en pratique. N’oublions pas que les us et coutumes sont aussi en permanente évolution. 

En guise de conclusion, quel est l’état du dialogue avec les communautés religieuses au Luxembourg? En fait, pendant de longues années ce dialogue n’a plus suscité de débat public, jusqu’au jour où le gouvernement, pour des raisons à la fois d’équité entre les communau-
tés religieuses et surtout d’intégration, décida de négocier une convention avec la communauté musulmane. 

Ces négociations, si elles sonl longues et n’ont pas encore abouti s’avèrent cependant assez fructueuses. Le gouvernement les s conditionnées sur deux points: h communauté doit parler d’une seule voix. Elle s’est dès lors constituée en Shoura. Ceci a également permis, à l’intérieur de la population musulmane au Luxembourg, l’éclosion d’un débat, peut-être pas intra-religieux, mais du moins intra-communautaire, ce qui est déjà un progrès considérable. La base du conventionnement doit être le respect de l’ordre public luxembourgeois en vue de faire éclore – ou plutôt de consolider – un «Islam du Luxembourg» paisible au lieu d’un «Islam au Luxembourg» conquérant. 

Ce dialogue n’a pas encore abouti, mais il avance. Le ministre des Cultes n’a ainsi nullement l’in-
tention de le rompre, même si la pression publique va en ce sens. En effet, depuis que je fais de la politique, soit depuis 25 ans, la première fois que je me suis fait agresser de façon répétitive – verbalement certes – dans la rue, c’était à l’occasion de l’annonce de la possible conclusion d’une convention avec la communauté musulmane. Ces personnes reprochent au gouvernement de vouloir en fait financer indirectement le «terrorisme»! 

Si cette attitude dans le chef d’aucuns est peut-être inéluctable, tout comme celle de certains politiques sautant de suite sur le train populiste et d’autres qui veulent en profiter pour faire du Luxembourg un Etat laïciste, il est attristant de constater que l’ensemble du débat public est plus que largement conditionné par ces attitudes. 

Oui, il faut absolument discuter publiquement à la fois des relations avec les communautés religieuses et surtout avec la communauté musulmane, mais faisons-le enfin sur base des valeurs de compréhension, de respect et de franchise. 

Après avoir passé la moitié de ma vie en politique, je dois constater que même si on a une maison comme «Le Centre de rencontre Abbaye de Neumùnster» qui a comme devise «Le dialogue des cultures et la culture du dialogue», le débat public au Luxembourg ne connaît malheureusement guère la culture du dialogue et le dialogue des cultures n’a pas vraiment imprégné les différentes couches de la population. 

Mais l’année du dialogue interculturel ne fait que commencer. L’espoir doit donc être de mise.

François Biltgen est, entre autres, ministre des Cultes. La contribution sous rubrique reprend un discours tenu le 15 mars 2008 à la FIL à l’occasion de l’ouverture officielle de l’Année du dialogue inter-culturel au Luxembourg.

Source: Luxemburger Wort, 29 avril 2008