Interview

Jean-Claude Juncker au sujet du Sommet de printemps

Gilles Delafon: Diriez-vous que mercredi a été une bonne journée pour l’Europe ?

Jean-Claude Juncker: En Europe, il y a ceux qui pensaient que la directive sur l’ouverture du secteur des services devait être adoptée telle quelle, avec tous les risques qu’elle comporte. Puis, il y a eu ce sommet, que j’ai présidé, où nous avons dit à plusieurs, en entraînant les autres, qu’il faudrait tout de même éliminer de cette directive tous les risques de dumping social. Nous n’avons pas décidé de retirer la directive – seule la Commission est habilitée à le faire -, mais c’est la première fois que, d’une façon presque solennelle, le point de vue de ceux qui disent halte au libéralisme sans gêne et sans bornes a prévalu. Sous cet angle, c’était une bonne journée pour l’Europe. En prenant la décision de modifier substantiellement la directive, nous avons démontré que l’Europe est prête à écouter les gens, notamment les plus modestes. Pour être modestes, ils ne sont pas moins nobles que les autres.

Gilles Delafon: Mais, face à la concurrence, n’est-il pas anachronique de vouloir concilier compétitivité et maintien d’un modèle social européen ?

Jean-Claude Juncker: Je ne crois pas. Est-ce que la France, l’Allemagne, le Luxembourg et certains autres, qui relèvent du capitalisme rhénan, n’ont pas su conjuguer liberté économique et responsabilité sociale ? Si. Tout n’est pas parfait, mais nous avons réussi ce mariage, même s’il est boiteux. Ceux qui pensent qu’il faut flexibiliser à outrance le droit du travail, détruire jusqu’à ses fondements qui protègent les salariés et mettre à plat le droit des licenciements, ceux-là se trompent lourdement. Si vous éliminez le droit du travail, vous éliminez non seulement le droit, mais aussi le travail.

Dans certains pays où le droit de licenciement a été assoupli, le premier réflexe du pouvoir économique n’a pas été de recruter mais de licencier. A mes yeux, l’équation selon laquelle flexibilité égale davantage d’emplois ne s’est jamais réalisée. Mais j’ajouterai dans le même temps que ceux qui se font les défenseurs des rigidités les plus abruptes se trompent eux aussi: un pays qui ne respire pas au rythme des changements économiques accusera, au bout d’un moment, un retard certain.

Gilles Delafon: Vous évoquez souvent la timidité des politiques face à la nécessité de réformer. Que doivent-ils faire ?

Jean-Claude Juncker: Il faut un certain courage dans l’explication. Lorsque nous parlons des réformes qui doivent être faites sous l’agenda de Lisbonne, nous ne parlons pas de la réalité d’aujourd’hui, mais de celle de demain. Si, pour être applaudis, nous tombons dans l’égoïsme en répétant qu’il faut les pensions et les avantages sociaux les plus élevés, alors nous succombons à la tentation de toute homme politique de ne pas penser au futur. Les réformes de Lisbonne doivent être faites aujourd’hui, pour que, demain, le plus grand nombre possible continue à avoir accès direct au modèle social européen. La difficulté du métier de pédagogue politique consiste à convaincre ceux qui votent pour vous aujourd’hui de renoncer au surplus, parce que nous n’avons pas le droit de manger le pain de nos enfants.

Gilles Delafon: Les politiques doivent donc dire que l’ouverture des services en Europe doit être menée à bien ?

Jean-Claude Juncker: Il faut l’ouvrir, puisque les services représentent 70% de la valeur ajoutée en Europe. Et ce, dans l’intérêt même de la France, qui peut être fortement exportatrice de services puisqu’elle est très performante dans ce secteur. Vouloir l’empêcher de prendre appui sur ce ressort de croissance est une erreur à ne pas commettre. Diaboliser, comme le font certains, toute ouverture en matière de service ne me paraît pas être dans l’intérêt du monde du travail.

Il est néanmoins tout à fait justifié que le président de la République et d’autres, en France comme en Europe, aient insisté, avec la vigueur qui fut la leur, sur la nécessité qu’il y a d’éliminer les risques de dumping social. Mais, comme en France, beaucoup d’exemples sont cités qui relèvent de fantasmes savamment entretenus, il convient aussi de clarifier les choses. De dire qu’avant de signer ce texte, Commission, Parlement et Conseil de ministres nationaux devront avoir démontré aux opinions publiques nationales que tout risque aura été éliminé. Je vais tout faire pour empêcher l’adoption de la directive dans sa version actuelle, notamment tempérer le principe du pays d’origine, à la lumière des exigences qui sont celles du modèle social européen.

Gilles Delafon: Mais le principe du pays d’origine est un principe de base du marché confirmé par le traité de l’Union ?

Jean-Claude Juncker: Il est vrai que le principe du pays d’origine est un principe directeur du marché intérieur adopté en 1985 sous la présidence de celui que vous savez en France (Ndir : François Mitterrand, dont Laurent Fabius était le Premier ministre). Cela ne veut pas dire que ce principe ne pourrait pas être tempéré en fonction de ces exigences fondamentales, qui, pour moi, découlent du modèle social européen.

Gilles Delafon: Qu’évoque pour vous la possibilité d’un “non” de la France au référendum du 2 mai sur la Constitution européenne ?

Jean-Claude Juncker: Lorsque j’ai présidé le Conseil, j’avais la France en tête, moins son référendum. Mon but n’était pas de tromper les citoyens français sur nos intentions, mais de prouver que les soucis et les interrogations qui sont les leurs sont aussi les nôtres. Il ne s’agissait pas de distribuer des calmants, mais de démontrer qu’un certain nombre de préoccupations, qui se sont articulées ces derniers mois en France, sont prises au sérieux et que nous y apporterons une réponse. Je ne veux pas qu’on analyse le récent sommet européen comme la mise en scène d’une immense tromperie. Je prends les hommes au sérieux parce que je les aime.

Gilles Delafon: Mais, si le 29 mai, c’est “non”, que ferez-vous le 30 au matin ?

Jean-Claude Juncker: Je pleurerai sur le sort de l’Europe. Je n’ose pas croire que le peuple français, qui a toujours été un modèle pour tant d’autres, puisse lui tourner le dos à un moment historiquement important. Si j’ai présent à l’esprit que beaucoup de ceux qui plaident pour le “non” le font sur la base d’un argumentaire très pro-européen, j’observe néanmoins que leur camp n’est pas un ensemble cohérent. Entre Fabius et les souverainistes, je ne vois pas où se trouve l’intersection. Le cumul de ces “non” se fait sur la base d’argumentaires contradictoires. Parce qu’il est plus facile de dire non que de dire oui. Le “non” n’est pas exigeant pour ceux qui l’expriment, le “oui” l’est ardemment.

Gilles Delafon: Vous semblez mettre en doute la sincérité européenne de ceux qui refusent le “oui”…

Jean-Claude Juncker: En dépit du fait que, dans cette constitution, il peut y avoir des éléments qui vous déplaisent, vous devez plaider pour le “oui” au nom de la solidarité européenne. Ne pas vouloir voir que vingt-cinq gouvernements et plus de cent partis politiques se soient mis d’accord sur ce traité constitutionnel, c’est être très peu européen. Accepter d’intégrer sa propre démarche à celle des autres pour dégager une démarche commune, voilà ce que c’est, l’Europe, et c’est un peu ça qui manque. Est-ce que certains pensent vraiment pouvoir construire l’Europe en illuminant les autres de la noblesse de leur pensée ? J’aime beaucoup certains éléments de réflexion de ces pro-Européens qui, en France, disent “non” à la Constitution, mais je sais la réalité des choses, je les ai vu évoluer pour la plupart en Europe, et je n’ai pas eu une seule fois l’impression de les avoir à ma gauche. Pas une seule fois.

Le Journal du Dimanche du 27 mars 2005 /sip-service information et presse