Üsküdar est en Europe – Frank Engel dans le journal hebdomadaire “Lëtzebuerger Land” du 5 novembre 2004

Le secrétaire parlementaire plaide en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
La Commission européenne a rendu son verdict : dans sa recommandation concernant la perspective d’une accession turque à l’Union européenne, elle encourage l’engagement de négociations d’adhésion. Cette recommandation, à elle seule, n’est cependant pas suffisante : il faudra que le Conseil européen, lors de sa réunion de décembre 2004, décide formellement les négociations pour qu’elles puissent s’ouvrir.

Rares sont les questions débattues avec tellement de ferveur que celle d’une éventuelle adhésion turque à l’Union européenne. Aucune politique interne, aucun forfait de politique étrangère et de sécurité européenne n’a été aussi controversé, remué, disséqué. Il semblerait que le oui ou le non à une adhésion turque relèverait de la profession de foi européenne. Or le débat, pour être intense et encombrant, n’en est pas pour autant fort informé. Et il risque dès à présent d’empoisonner les préparatifs aux referenda nationaux sur le Traité constitutionnel, du succès desquels dépend l’entrée en vigueur de la Constitution pour l’Europe.

En effet, un amalgame d’idées hautement dangereux se mijote : l’approbation ou le rejet de la Constitution pourrait devenir fonction des prédilections individuelles concernant l’avenir européen ou non de la Turquie. L’atmosphère entourant les referenda constitutionnels risque ainsi de devenir chargée de toute une panoplie de demi- et contre-verités concernant la Turquie. Ceci est inacceptable. Ni la cause constitutionnelle, ci celle d’une adhésion turque à l’UE n’en seraient servies.

La Turquie est-elle européenne ? Telle semble être la question qui, sous ses diverses déclinaisons, détermine les inclinaisons des défenseurs comme des détracteurs de son entrée dans l’UE. Vouloir ou ne pas vouloir de la Turquie au sein de l’UE dépend largement de l’appréciation qui est faite des trois éléments suivants : la Turquie est un grand pays avec une population importante ; la population turque est presque intégralement musulmane ; et la Turquie ne disposerait que d’une minuscule fraction de territoire européen, le reste étant situé en Asie. En plus, elle n’aurait pas de passé européen, n’appartiendrait pas à tradition politique européenne. Au-delà de ce triptyque critique, quelques données objectives remarquables de la Turquie actuelle sont souvent tues. Ce ne sera pas le cas dans le cadre de cette contribution. Mais commençons par le commencement.

Oui, la Turquie est un grand pays, dont le territoire de 770.000 kilomètres carrés abrite environ 70 millions d’habitants. La plus longue frontière terrestre de la Turquie est avec la Syrie (plus de 800 km), ensuite avec l’Iran, ensuite l’Irak. Les Turcs sont musulmans et l’ont été pendant des siècles. Et ce n’est que le bout de territoire turc compris entre Edirne et Istanbul qui se situe dans l’Europe géographique stricte. Ce sont des faits qui peuvent être invoqués pour refuser aux Turcs leur billet d’entrée en Europe. Cela se laisse plaider. Mais d’autres facettes de la réalité turque se laissent plaider également, avec plus de force.

La Turquie est une République laïque. Elle n’a pas de religion d’Etat, contrairement aux pays luthériens de l’Europe septentrionale, ou à l’Angleterre, par exemple. Par ailleurs, la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie, le Kosovo, la Macédoine comportent des populations musulmanes importantes, largement majoritaires en Albanie, par exemple. Qui songerait pourtant à nier le destin européen de l’Albanie pour cause de mauvaise affiliation religieuse ?

Derrière la Turquie, c’est de nouveau l’Europe. La géographie stricte, celle qui veut nous faire admettre qu’Üsküdar, quartier d’Istanbul situé sur la rive orientale du Bosphore, se situe en Asie, nous enseigne également que les républiques transcaucasiennes se trouvent en Europe. Le caractère foncièrement européen des Etats chrétiens que sont la Géorgie et l’Arménie n’est pas contesté. Et ainsi, par une astuce géographique qui voudrait placer le pourtour sud de la Mer Noire, et uniquement celui-ci, sur un autre continent, l’on devrait traverser l’Asie pour se rendre de la Grèce européenne à l’Arménie européenne. C’est ridicule.

Les Ottomans, les Turcs du Moyen-Âge et du monde de l’ancien ordre, ont été présents en Europe depuis leur passage des Dardanelles en 1352. Ils établirent leur capitale à Adrianople, l’actuelle Edirne manifestement située en territoire turc européen, en 1361. C’est de là qu’ils ont conquis Constantinople en 1453. L’empire ottoman, puissance européenne, a compris la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Macédoine, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine actuelles. L’empire ottoman était pendant des siècles lié à d’autres puissances européennes par des alliances politiques et militaires. La Turquie moderne continuait et continue de l’être. Si ce n’est pas ceci, c’est quoi au juste, un passé européen ?

A partir de ce qui précède, il devient excessivement difficile de nier, avec crédibilité, aux Turcs un avenir européen, tout comme leur passé européen ne se laisse pas contester. Alors, pourquoi la question de l’adhésion turque reste-t-elle controversée au plus haut degré ?

Serait-ce à cause de la vitalité démographique de la Turquie ? Bien sûr, elle continue d’afficher une croissance de sa population qui est neuf fois plus élevée que la moyenne de l’Union. Le taux d’accroissement démographique turc se situe à 1,8 pour cent par an, contre 0,2 pour cent en UE. Mais l’Union aurait-elle adopté la stagnation démographique comme l’un de ses objectifs politiques ? Pourquoi des Etats membres de l’Union européenne recourent-ils à trois millions de travailleurs turcs afin de pallier à leur propre manque de main d’oeuvre ? Oui, la Turquie serait, en 2020 ou en 2025, le pays membre le plus peuplé de l’Union, avec 90 à 100 millions d’habitants. A l’heure actuelle, c’est l’Allemagne qui domine le tableau avec 80 millions. Lui aurait-on fait un processus d’intention pour cause de population trop nombreuse ? Cela n’a jamais été entendu.

Serait-ce par contre en raison de la performance économique de la Turquie, fort loin de la moyenne de l’Union, il est vrai ? La Turquie est la 21e économie mondiale. Son PIB par habitant se situe autour de 30 pour cent de la moyenne de l’Union, soit à peu près au niveau de la Bulgarie et de la Roumanie?prévues pour une adhésion en 2007 !

Rien de tout ce qui précède ne peut, objectivement, disqualifier l’aspiration européenne de la Turquie. Une adhésion en son temps, bien entendu ! L’Union et le gouvernement turc n’attendent la conclusion des négociations d’adhésion à ouvrir en 2005 qu’au-delà de la prochaine période de perspectives financières, soit après 2013. La Turquie n’adhérera pas sans, n’adhérera pas en dehors et n’adhérera pas avant la conclusion d’une trentaine de chapitres de négociations. S’il devait s’avérer que la conclusion de l’ensemble de ces chapitres n’est pas possible, il n’y aura pas d’adhésion turque. Si les négociations requièrent plus de temps, alors elles se poursuivront au-delà de 2013. Et il y a du pain sur la planche, pour ces négociations. Ne prenons qu’un exemple.

Imaginerait-on de conclure un chapitre ” Justice ” sans que le code pénal turc ne cesse de prévoir des peines de prison à l’encontre de ceux qui oseraient parler de génocide en relation avec la mort de centaines de milliers d’Arméniens en territoire ottoman, en 1914-1916 ? Imaginerait-on une adhésion turque en dehors d’une normalisation de ses relations avec la petite république arménienne voisine, de l’établissement de relations diplomatiques et de l’ouverture de la frontière terrestre ? On ne l’imagine pas. Mais l’Union, la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont dix ans pour faire le ménage de l’histoire de leurs relations. Laissons donc le temps au temps, tout en insistant sur l’absolue nécessité d’une solution de cet épineux dossier.

Après plus de 40 années de relations particulières avec la Turquie et cinq ans après que le Conseil européen de Helsinki lui a conféré le statut de pays candidat, il est nécessaire d’honorer les énormes efforts de modernisation et d’européanisation de l’Etat turc par une perspective européenne sincère et correcte. La Turquie est un élément crucial de l’architecture de sécurité et de défense européenne, avec ses presque 800.000 soldats et ses 2,59% du PIB consacrés à la défense. Elle représente, à elle seule, 27% des troupes européennes de l’OTAN. Elle est la passerelle de l’Europe vers le monde turcophone de l’Asie centrale, elle est le coeur de ce vaste espace englobant 150 millions de personnes et s’étirant de la frontière grecque jusqu’à la Chine occidentale, elle peut y jouer un rôle stabilisateur majeur. Elle est l’un des pays-phare du monde musulman tout en conservant des liens spéciaux avec l’Etat d’Israël. Tout ceci devait amener l’UE à un traitement honnête et amical de la demande d’adhésion turque. Car la Turquie le mérite.

Que les négociations, que le processus d’adhésion aboutissent ou non, le temps le montrera. Mais il est impossible, il est malhonnête de négocier avec la Turquie en remettant constamment en question le sort des négociations. Celles-ci seront ” ouvertes ” par nature, TOUS les chapitres devant connaître une conclusion heureuse pour faire aboutir l’ensemble. Mais priver d’emblée la Turquie de l’an 2004 d’une véritable perspective européenne, cinq ans après la décision du Conseil européen de Helsinki, relève de la mauvaise foi. Car Üsküdar est en Europe.

3