Discours prononcé par Luc Frieden, ministre de la Justice du Luxembourg lors de la rentrée académique à l’université du Luxembourg / Diplôme d’études supérieures spécialisées en contentieux communautaire.
La Convention qui a préparé le texte pour la Conférence intergouvernementale a mis au jour une ambition certaine de faire avancer la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.
Le premier but de la Constitution dans ce domaine est d’en finir avec ce qu’on a souvent appelé « l’exception JAI ». A quelques exceptions près la Convention est parvenue, premièrement, à abolir la distinction artificielle entre 1er et 3ème pilier, deuxièmement, à généraliser l’utilisation de la nouvelle procédure législative (vote à la majorité qualifiée avec codécision du Parlement européen) et, troisièmement, à assurer une compétence pleine et entière de la Cour de justice.
La suppression des piliers est un geste de haute importance symbolique et qui permet d’éviter à l’avenir des querelles interminables et artificielles de bases juridiques.
Le recours à la procédure législative, et surtout le remplacement du vote à l’unanimité par celui à la majorité qualifiée, est une conditio sine qua non pour maintenir la capacité décisionnelle du Conseil à 27 Etats membres.
Le dernier élément de « l’exception JAI » est le rôle de la Cour de justice des Communautés européennes. Les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice se sont caractérisés par une attitude frileuse voir craintive à l’égard de la Cour. Nous avons en Europe une longue tradition d’une puissance publique qui n’aime pas qu’un juge contrôle la légalité de ses faits et gestes. C’est en partie ce même sentiment qui persiste à l’égard de la CJCE. Ceci d’autant plus que les sujets JAI comme l’immigration, ou encore l’application de la législation pénale sont au cœur de l’exercice de la puissance publique. Mais c’est justement à cause de cela, comme ça a été compris au niveau national, qu’il faut qu’au niveau européen un contrôle juridictionnel plein et entier soit de mise. L’Europe des droits de l’homme ne peut pas se permettre de construire une Europe pénale et une Europe policière sans l’accompagner des garanties juridictionnelles européennes qui sont d’application pour les autres secteurs de la construction communautaire. C’est pour la même raison que l’Union se doit d’adhérer à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
A cela s’ajoute évidemment l’argument qui est à la base de l’existence de la CJCE, à savoir garantir l’application uniforme du droit communautaire.
A ces trois éléments caractéristiques de « l’exception JAI » s’ajoute encore le droit d’initiative des Etats membres.
Le projet de Constitution retient un droit d’initiative des Etats membres pour deux domaines, la coopération judiciaire en matière pénale et la coopération policière. On peut se demander si cette entrave au monopole d’initiative de la Commission est absolument nécessaire. Il est vrai qu’un nombre certain de textes ont été proposés ces dernières années par les Etats membres dans le secteur JAI, mais ces initiatives reflètent souvent davantage des priorités de politique intérieure qu’une démarche européenne réfléchie. Dans l’intérêt de la cohérence législative, le monopole de la Commission devrait être entier. On peut néanmoins signaler comme élément positif que le droit d’initiative réservé au Etats membres devra selon le projet de Constitution être exercé collectivement. Contrairement à la situation actuelle où un Etat peut seul être à l’initiative d’un texte, la Constitution propose qu’au moins un quart des Etats membres doivent en prendre l’initiative. Sans être pleinement satisfaisant, c’est certainement mieux que le système actuel.
Une nouveauté de la Constitution qui n’est heureusement pas une nouvelle « exception JAI », mais une nouveauté horizontale est l’implication des parlements nationaux. C’est depuis longtemps que les parlements nationaux revendiquent une participation accrue dans les affaires européennes.
A cela il convient de remarquer deux choses. Premièrement, si la répartition des compétences au sein de l’Union en attribue certaines à l’Union, il revient aux organes de l’Union de les exercer. Cela est inhérent au type d’organisation sui generis qu’est l’Union européenne. Cette réflexion vaut non seulement pour le processus législatif mais aussi pour le contrôle politique des activités comme celle d’Europol. Et deuxièmement, au niveau national il revient aux parlements de contrôler leurs exécutifs, c’est là le rôle qu’ils ont à jouer. Il faut, à mes yeux, que chaque pays adopte des mécanismes internes de contrôle parlementaire, sans que cela ne bloque ou retarde trop le mécanisme décisionnel européen. On peut avoir des doutes sur le mécanisme de contrôle de la subsidiarité introduit par la Constitution et en particulier sur son application en pratique.
Les dispositions institutionnelles doivent être au service d’une politique efficace dans les différents secteurs qui composent l’espace de liberté de sécurité et de justice. De grands chantiers sont devant nous.
Dans le domaine de l’immigration, la Constitution met en place une base légale spécifique pour la mise en place progressive d’un système intégré de gestion des frontières extérieures. Il est important de reconnaître qu’il s’agit là d’une responsabilité conjointe de tous les Etats membres. Dans une Union sans frontières intérieures, on ne peut laisser à certains partenaires le lourd fardeau d’assurer seul la protection des frontières. C’est une tâche à laquelle tous doivent contribuer, parce que tous en profitent. La lutte contre le trafic de drogues ou d’êtres humains se gagne à nos frontières extérieures!
Pour moi, l’objectif à long terme doit être la création d’un corps européen des gardes frontières. A court terme, il convient de mettre en place une collaboration et une coordination très étroite entre les services nationaux. Les standards en terme d’équipement et de formation doivent être les mêmes sur toutes les frontières. C’est ce qui est déjà prévu dans le cadre Schengen, c’est un processus qu’il faut accélérer. De plus les différentes polices nationales doivent travailler main dans la main, opérer par équipes conjointes et se prêter mutuellement assistance en cas de besoin. Une agence européenne, comme la Commission va la proposer sous peu, permettra sans aucun doute de faciliter ce processus.
Toujours dans le domaine de l’immigration, je souhaite relever que des mesures visant l’intégration des ressortissants de pays tiers en séjour régulier sont prévues par la Constitution. Il est important de combler cette lacune actuelle et de souligner que l’intégration fait partie intégrante d’une politique d’immigration réussie.
Je note avec regret qu’en dernière minute la Convention ait introduit dans son texte que le Conseil devrait décider à l’unanimité des conditions d’emploi des ressortissants de pays tiers en séjour régulier sur le territoire de l’Union. Dans une Union sans frontières intérieures et basé sur une communauté économique le cadre de référence de l’immigration légale, y inclus l’accès au marché du travail, doit être un cadre de référence commun et harmonisé. Cela vaut d’ailleurs aussi pour l’accès temporaire au travail pour les demandeurs d’asile.
Dans le domaine de l’asile deux principes sont importants. Premièrement l’attachement de l’Union en tant que communauté de valeurs aux principes de l’asile et de la protection internationale. L’Union est et doit rester une terre d’accueil pour les personnes qui ont besoin de notre protection. Deuxièmement, la question de l’asile et les problèmes d’abus et de flux secondaires doivent recevoir une réponse européenne commune, unique et solidaire. La Constitution parle d’un système européen commun d’asile avec à la clef un statut uniforme valable dans toute l’Union. C’est un grand progrès par rapport au système actuel, caractérisé par de nombreux systèmes nationaux divergents et quelques règles minimales négociées avec difficulté au niveau européen. Le statut d’asile doit devenir un statut européen. La voie de l’harmonisation doit conduire à terme à un système communautaire autonome. C’est par lois et non par lois-cadres qu’il faut progresser.
La coopération policière dans l’Union n’est pas au niveau où elle devrait être. De même Europol ne fonctionne pas à pleine puissance. Les auteurs de la Constitution ont essayé d’introduire une distinction entre l’opérationnel et le non-opérationnel en prévoyant des modalités décisionnelles différentes. Ainsi pour le non-opérationnel, le Conseil pourrait statuer à la majorité qualifiée alors que pour l’opérationnel l’unanimité serait de rigueur. Ce genre de distinction est souvent à l’origine de difficultés d’interprétation et de querelles juridiques superflues. Comme dans d’autres domaines où le besoin d’action de l’Union est pressant, je plaide pour faire appliquer le vote à la majorité qualifiée à tout le domaine. En ce qui concerne Europol, la Constitution va nous permettre de remplacer la Convention créant cet office européen de police par une loi. Rien ne justifie encore le recours au mécanisme conventionnel trop lourd.
La coopération judiciaire civile a un rôle important à jouer dans l’accompagnement de la réalisation des quatre libertés fondatrices de la Communauté. D’un côté, il importe de mettre en place le cadre nécessaire aux relations contractuelles, y compris les règles sur les conflits de lois et de juridiction. D’un autre côté, les règles de droit nécessaires pour accompagner la liberté de mouvement des personnes dans la communauté doivent être mises en place. C’est d’ailleurs au niveau du droit de la famille, y compris en ses aspects patrimoniaux, que le législateur européen a encore un grand chantier devant lui. On ne peut que regretter la Convention européenne ait proposé de maintenir l’unanimité pour les questions du droit de la famille. Le maintien de l’unanimité pour le droit de la famille résulte déjà du traité de Nice, il est regrettable que la Constitution pérennise cette situation. Il est fâcheux que lorsque le droit européen touche d’au plus près la vie des citoyens tout progrès soit rendu difficile par le recours à l’unanimité. Comment peut-on parler en Europe d’une communauté de valeurs, de racines judéo-chrétiennes communes, tout en affirmant que les familles sont si différentes en Europe qu’il y a lieu de maintenir pour le seul domaine du droit de la famille le principe du vote à l’unanimité. Croyez-vous vraiment que la famille portugaise soit si différente de la famille française, luxembourgeoise ou allemande. La citoyenneté européenne s’arrêterait-elle sur le perron du domicile familial?
En matière de coopération judiciaire pénale, je souhaite d’abord saluer le fait que le vote à la majorité qualifiée ait été prévu pour la coopération entre autorités judiciaires, pour la reconnaissance mutuelle des décisions pénales ainsi que pour l’adoption des mesures d’harmonisation concernant les infractions prévues par la Constitution. La coopération judiciaire pénale sera le plus important chantier dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. C’est ici aussi que l’Europe devra démontrer qu’elle est une communauté de valeurs. Cela vaut en particulier pour l’harmonisation des infractions.
En présence de systèmes nationaux différents il n’est pas opportun de vouloir construire l’espace judiciaire européen en se basant uniquement sur le principe de la reconnaissance mutuelle. Le rapprochement des législation par l’harmonisation en est non seulement le complément mais en est souvent le préalable indispensable.
La criminalité grave à dimension transfrontalière doit être combattue avec le même engagement par tous. Il faut pour cela que pour ce type de criminalité les définitions soient partout les mêmes. Pour avancer rapidement sur cette voie nous avons besoin de la majorité qualifiée. Un retour à l’unanimité comme prôné par certains en Europe ne ferait que ralentir nos efforts et laisser perdurer une trop grande diversité de traitement entre les Etats membres. La diversité des définitions des infractions graves nuit à une lutte efficace contre la criminalité. Je regrette que le projet de Constitution ne permette à l’Europe que d’adopter des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales graves à caractère transfrontalier. Par contre, nous saluons l’ambition de créer un parquet européen pour combattre la criminalité grave ayant une dimension européenne.
L’Europe judiciaire que nous construisons doit l’être sur des bases communes. Les valeurs que nous avons en commun ne peuvent conduire à des définitions sensiblement différentes des crimes que nous tous jugeons les plus graves. C’est pourquoi je dit oui à une harmonisation du droit pénal et c’est pourquoi je dis oui à un code pénal européen. La nouvelle Constitution pour l’Europe devrait créer le cadre pour cet objectif ambitieux mais nécessaire à mes yeux.
Qui dit code pénal européen et qui dit parquet européen, doit dire également tribunal européen. La Cour de justice du Kirchberg sera un jour appelé à jouer un rôle dans des affaires pénales. Une chambre pénale au niveau de la Cour de justice doit devenir un jour une réalité. Pour les crimes particulièrement graves à dimension transfrontalière, et ils ne sont pas nombreux, l’Europe doit se doter d’un système juridique et judiciaire complet.
L’Etat qui croit pouvoir combattre seul, sur son territoire national, le terrorisme, la criminalité organisée, la traite des êtres humains, l’Etat qui croit pouvoir trouver seul les réponses aux questions relatives à l’immigration et à l’asile échouera. Pour assurer une plus grande liberté à nos citoyens, il faut en contrepartie mieux et plus travailler ensemble en Europe. La coopération judiciaire civile et pénale, la coopération policière et une réponse harmonisée en matière d’asile et d’immigration seront les clés pour plus de liberté et de sécurité en Europe.
L’espace européen de justice – liberté, sécurité, justice – sera l’une de nouvelles ambitions de l’Europe pour les dix années à venir. C’est un chantier qui apportera une réelle plus-value européenne dans la vie quotidienne de nos citoyens. Le projet de Constitution pour l’Europe dans le domaine Justice et Affaires intérieures est un véritable progrès par rapport aux traités européens actuels. Mais c’est en même temps le strict minimum que mon pays pourra accepter dans le cadre de la Conférence intergouvernementale.
L’objectif d’une Europe de la liberté, de la sécurité et de la justice ne se réalisera pas du jour au lendemain. C’est une tâche de longue haleine. Mais une Constitution, avec les éléments de stabilité et de pérennité inhérentes, doit établir le cadre permettant de construire sur les prochaines décennies ce véritable espace judiciaire commun.
Je vous remercie de votre attention.