Une réflexion du député Patrick Santer (CSV).
La délimitation des domaines de compétences entre l’Union et les Etats membres est un enjeu majeur pour la Convention européenne. Il s’agit d’ailleurs d’une question récurrente tout au long de la construction européenne, car c’est sur cette délimitation que se cristallisent les conceptions politiques sur l’avenir de l’Union.
On peut parfois entendre dans les milieux politiques nationaux que l’Union en fait trop, qu’il y a ingérence disproportionnée ou ingérence injustifiée de l’Union dans des affaires qui ne devraient être traitées qu’au niveau national ou au pire intergouvernemental. Parfois aussi des voix s’élèvent pour demander à l’Union d’intervenir parce qu’elle n’en fait pas assez ou encore parce que l’absence d’un positionnement de l’Union en tant que telle réduit sa crédibilité sur le plan international, comme par exemple dans le cas de l’actuelle question irakienne ou lors des négociations sur le GATT au milieu des années 1990.
A ces considérations sur des questions ponctuelles s’ajoutent naturellement les conceptions fondamentales de chacun sur le rôle ou la nature de l’Union et sur l’étendue des transferts de souveraineté des Etats vers l’Union. Sans compter des considérations d’opportunité politique ou électorale, selon le principe bien connu “c’est pas moi, c’est eux”.
D’un point de vue fondamental, une constitution doit dresser une liste définissant les compétences exclusives de l’Union et une liste comportant les compétences qui seront – du moins dans un premier temps – partagées entre l’Union et les Etats membres.
D’abord, le système actuel des traités conçus comme instruments techniques ne brille pas par une clarté pour ce qui est de la délimitation de compétences. Seuls les spécialistes s’y retrouveront pour déterminer si une compétence est exclusive à l’Union, partagée ou n’a pas fait l’objet d’un transfert de souveraineté.
Ensuite, dès qu’il y a une structure politique ou autre à plusieurs niveaux, il faut que chaque niveau sache qui fait quoi et comment. Les constitutions de type fédéral procèdent de cette manière. Il n’est pas nécessaire de prendre position sur le caractère ou la nature fédéral de l’Union en général et de cette constitution en particulier, même si le système mis en place dès le traité de Rome est imprégné d’un fédéralisme certes adapté à la construction européenne, mais d’un fédéralisme quand même.
Les compétences exclusives ou propres sont celles dans lesquelles seule l’Union peut légiférer, les Etats membres ne pouvant intervenir que sur délégation expresse de l’Union. On y trouve des matières qui à l’heure actuelle relèvent de la seule compétence de la Communauté, comme la politique commerciale commune ou la politique monétaire dans la zone euro.
Les compétences partagées visent des domaines où tant l’Union que les Etats membres peuvent adopter des actes juridiques obligatoires. Mais l’Union y dispose d’un droit de priorité, en ce que dès que l’Union a légiféré sur une question, les Etats membres ne peuvent plus exercer leur compétence. C’est un système qui n’est pas nouveau, puisqu’à l’heure actuelle les compétences qualifiées d’exclusives par exercice de la Communauté suivent un cheminement similaire. Le plein exercice par la Communauté d’une compétence partagée exclut toute intervention des Etats membres. La CJCE s’est référée au caractère “exhaustif” de la législation communautaire pour exclure les Etats membres.
Dans son avis 2/91 du 19 mars 1993, la CJCE a considéré que “le caractère exclusif ou non de la compétence de la Communauté ne découle pas seulement des dispositions du traité, mais peut dépendre également de l’étendue des mesures qui ont été prises par les institutions communautaires pour l’application de ces dispositions et qui sont de nature à priver les Etats membres d’une compétence qu’ils pouvaient exercer auparavant à titre transitoire”. Donc les compétences partagées sont destinées à terme à se transformer en compétence exclusive.
Certes il existe un “garde-fou” qu’est le principe de la subsidiarité. Celui-ci doit avoir une connotation positive. Chaque fois que les objectifs peuvent être mieux réalisés par une action communautaire que par les Etats membres agissant isolément, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, l’intervention de l’Union se justifie.
Le principe de subsidiarité a donc pour vocation de justifier le principe et l’étendue de l’intervention de l’Union. Il s’agit de faire en sorte que la décision soit prise le plus près possible du citoyen avec pour corollaire le respect de la diversité nationale et régionale en Europe. La question de la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres est une bonne opportunité pour entamer une réflexion approfondie sur l’utilité du transfert de telle ou telle compétence vers le niveau communautaire. Cette réflexion doit être menée sans aucun a priori mais toujours dans l’optique de savoir à quel niveau une compétence doit être mieux située pour que la décision puisse être la plus efficace possible.
Subsidiarité, proximité et diversité sont trois termes qui, combinés avec le processus d’intégration, à savoir l’union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, doivent caractériser la construction européenne.
C’est la raison pour laquelle le projet de protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui est examiné par la Convention sur l’avenir de l’Europe, impose à la Commission l’obligation de motiver sa proposition au regard du principe de subsidiarité sur base d’indicateurs qualitatifs et, si possible, quantitatifs.
La nature même du principe de subsidiarité exclut qu’il trouve application là où l’Union dispose d’une compétence exclusive. Dans ces domaines ce sera au principe de proportionnalité de jouer. Le principe de subsidiarité tel qu’introduit par le traité de Maastricht ne s’appliquait justement qu’aux compétences qui ne relevaient pas d’un domaine de compétence exclusive de la Communauté.
Il serait d’ailleurs superfétatoire de devoir motiver au sens du principe de subsidiarité l’intervention de l’Union dans des matières comme les quatre libertés fondamentales ou le marché intérieur, à l’exception des questions fiscales. On touche là aux fondements, à la raison d’être de l’Union. Par nature ces matières ne peuvent pas être réglées par les Etats membres agissant isolément.
Un principe si bien formulé soit-il ne vaut que s’il existe des mécanismes propres à en assurer le contrôle.
La subsidiarité étant une principe éminemment politique, un mécanisme de nature politique serait le mieux à même pour en contrôler l’application. C’est ce qu’envisagent les conventionnels en créant un mécanisme d’alerte impliquant les parlements nationaux. Mais se posera alors la question de savoir comment les parlements nationaux exécuteront leur tâche. Ne faudrait-il pas craindre que des considérations de politique interne qui n’ont qu’une relation très ténue avec la question du contrôle de la subsidiarité, motivent avant tout l’attitude des parlementaires nationaux. Ce mécanisme posera sans nul doute des problèmes structurels à des parlements de petite taille, comme la Chambre des Députés luxembourgeoise, qui ne disposent pas d’un personnel – fonctionnaires et députés – en nombre suffisant pour pouvoir contrôler chaque proposition d’acte communautaire à la lumière du principe de subsidiarité.
En aucun cas, de nouvelles institutions ne doivent être créées. L’opacité du processus décisionnel n’en serait que trop aggravée. Le juriste aime les complications, les rouages complexes. Le citoyen européen ne comprendrait pas que l’on affirme des impératifs aussi louables que la clarté et la transparence pour compliquer les systèmes de prise de décision déjà suffisamment complexes.
Si un contrôle juridictionnel devait être admis, encore faudrait-il le limiter à la seule CJCE et, afin d’éviter les craintes d’un risque de gouvernement des juges, limiter au strict minimum ce contrôle à l’appréciation d’une erreur manifeste, comme par exemple pour sanctionner le défaut de motivation d’un acte communautaire au regard du principe de subsidiarité.
Ce sont dès lors des droits surtout processionnels et non des droits individuels qui sont garantis par le principe de subsidiarité. L’intervention de la CJCE dans la délimitation de compétence la rapprochera des Cours Suprêmes existant dans les Etat fédéraux.
C’est une des raisons qui s’ajoutent à celles que je viens d’énumérer en faveur d’une répartition claire et précise des compétences.
Le contenu des compétences attribuées exclusivement à l’Union ou partagées entre l’Union et les Etats membres est d’une importance primordiale. En effet, le principe de subsidiarité pourrait accélérer la remontée ou le prise en main de ces compétences par l’Union s’il devient clair que les Etats agissant isolément ne peuvent intervenir de manière satisfaisante. Pour ne prendre le cas que des réseaux transeuropéens, il est évident qu’une action individuelle d’un Etat ne semble pas appropriée quand il s’agit de planifier ou de coordonner la mise ne place de tels réseaux “transeuropéens”.
On assistera peut-être à la situation qui s’est produite aux Etats-Unis et en Allemagne où les Cours Suprêmes, la Suprême Court pour le premier, le BVerGe pour le second, ont par une construction jurisprudentielle cohérente privilégié le niveau fédéral au détriment du niveau fédéré. Ainsi pour ne reprendre que l’exemple américain, dès qu’une activité présente un aspect inter étatique, le Congrès fédéral est compétent. Cependant, si une activité ne présente pas un tel caractère et a lieu à l’intérieur des frontières d’un Etat, le niveau fédéral peut intervenir dès lors que la multiplication de cette activité est susceptible d’affecter le commerce inter étatique (théorie du “cumulative impact”). On retrouve ici l’une des conditions d’application de la prohibition des ententes au sens de l’article 81 CE. Les règles de concurrence étant une compétence exclusive de l’Union – ce qui va de soi – la susceptibilité de l’affectation du commerce inter étatique est donc un critère qui peut être utilisé au niveau européen pour appliquer le principe de subsidiarité.
Des concepts éprouvés comme ceux des pouvoirs résultants, c’est-à-dire que tout pouvoir qui est la conséquence d’une compétence formellement attribuée au niveau supérieur pour ne pas dire fédéral relève également de la compétence de ce niveau supérieur, ou de l’homogénéité de l’unité juridique ou économique de l’Union, pourraient déboucher sur une appropriation des compétences par l’Union. Et cette appropriation, bien que juridiquement fondée et utile, peut être mal vécue par certains Etats membres plus égocentristes.
Du point de vue constitutionnel, une mauvaise délimitation des compétences pourrait résulter en un transfert implicite de souveraineté. Le transfert de souveraineté ne doit jamais être un sujet tabou en Europe. Sinon il n’y aurait pas d’Union, mais une simple association de libre échange, ce à quoi l’Union ne saurait être rabaissée vulgairement.
La délimitation des compétences et la prise en compte du concept politique de subsidiarité vont finalement entraîner à terme une nouvelle conceptualisation des structures au sein de l’Union. Pour citer un ancien homme politique allemand, M. Bjorn Engholm, “l’Etat nation perd de plus en plus d’importance. Il est trop petit pour les grands problèmes et trop grand pour les petits problèmes.”
A terme ne parlera-t-on moins de “infra-étatique” ou de “supra-national”, mais de “supra-régional” et de “infra-communautaire”? Ceci ne signifiera pas la disparition de l’Etat, mais simplement son affaiblissement au profit des entités régionales et de l’Union. Car s’il peut se prévaloir du principe de subsidiarité à l’encontre de l’Union, l’Etat devra aussi l’appliquer à ses propres collectivités régionales ou locales. L’Europe des régions ne se fera pas d’un coup, mais dans une construction d’ensemble à travers des solidarités de fait pour paraphraser la déclaration du 9 mai 1950.
En tout cas, le principe de subsidiarité complété par la proximité de la prise de décision et par l’émergence de l’entité régionale en tant qu’acteur politique à part entière permet de mieux considérer à la fois l’identité nationale et l’identité régionale à l’échelon européen.
Comme quoi, la question des compétences concurrentes pourrait avoir des répercussions à long terme plus importantes que la simple délimitation de compétences.
Patrick Santer
(Tiré d’une conférence tenue le 7 mars 2003 organisée par l’Association Luxembourgeoise des Juristes spécialisés en Contentieux Communautaire et par l’Association luxembourgeoise des Juristes Européens)