Le Traité de Nice vient d’être signé par les Ministres des Affaires étrangères de l’Union Européenne. Ce traité, qui constitue l’aboutissement d’une conférence intergouvernementale trop peu ambitieuse, a peut-être résolu les problèmes institutionnels les plus pressants qui se font ressentir à la veille de la première vague de l’élargissement de l’Union vers l’Est et le Sud de notre continent. Ce qu’il n’a pas fait, ce que ses auteurs n’ont pas eu l’intention d’accomplir, c’était de doter l’Union Européenne d’un véritable destin institutionnel.
Encore à Nice, le Conseil Européen s’est accordé sur la nécessité d’une nouvelle conférence intergouvernementale qui répartirait enfin, de manière contraignante, les compétences d’action politique entre l’Union, les Etats et leurs régions. Ensemble avec un débat sur la répartition des compétences en Europe, une discussion sur les perspectives constitutionnelles de l’Europe sera lancée. Le Parlement européen l’a déjà entamée en instituant son intergroupe “Constitution européenne”, et bien des parlements nationaux ont entre-temps fait de même. Il semblerait que la prochaine conférence intergouvernementale ne pourra plus esquiver la question constitutionnelle européenne. Nous approcherions-nous donc finalement du premier débat constitutionnel international, communautaire, qui se déroulerait en dehors d’une réalité étatique unique?
La question constitutionnelle européenne est plus ancienne que le processus de l’intégration européenne. Toujours est-il qu’elle n’a jamais reçu de réponse tant soit peu définitive, ni avant, ni après l’institution des Communautés européennes au cours des années cinquante. Faut-il ou ne faut-il pas une Constitution à l’Europe?
L’intégration européenne a atteint ses ultimes limites dans le cadre de l’imbroglio des traités et autres normes qui l’organisent. Ce dont l’Europe a besoin, ce dont les Européens ont besoin afin de reconstituer leur attachement à cette construction politique d’un continent uni, c’est une nouvelle Charte fondamentale, adaptée aux réalités d’une Europe à Trente ayant pris naissance après la disparition du rideau de fer au seuil du 21e siècle, et foncièrement différente de l’embryon des Six de l’après-Deuxième guerre mondiale. Les querelles terminologiques autour du constitutionnalisme – et implicitement du fédéralisme – européens, aussi stériles que redondantes, ne doivent pas réussir leur pari dissuasif, en ce qu’elles empêcheraient l’intégration politique européenne de progresser selon les prescrits séculaires de la démocratie et de la légitimité: si l’Union ne parvient pas à devenir une entité politique “normale”, une structure de référence primaire pour ainsi dire, avec tout ce qu’une telle réalité requiert en termes institutionnels et procéduraux, elle perdra le support des citoyens européens – et partant sa légitimité. Tel peut être le prix, en démocratie, de l’obscurantisme institutionnel.
L’Union Européenne doit désormais traverser une phase de mutation structurelle fondamentale.
Compte tenu du fait qu’elle influence à présent, de manière plus ou moins décisive et contraignante, autour des deux tiers du paysage normatif de chacun de ses Etats membres, elle doit devenir une référence normale de structure et d’organisation politiques, au-delà des débats académiques sur son caractère “sui generis”. Une organisation internationale n’oriente pas la majorité de la législation de ses membres. La majorité des fédérations existantes, soit dit en passant, ne le font pas non plus. Si l’Europe politique veut continuer à le faire – et il n’y a pas vraiment d’arguments contraires convaincants – elle doit se “constituer”. Cela ne peut plus se faire moyennant l’instrument classique de politique et de droit international qu’est un traité: l’approfondissement de l’Union, allant de pair avec son élargissement vers l’Est et devant rendre le processus de l’intégration européenne définitivement et complètement irréversible, doit se baser sur un instrument (re)fondateur et organisateur “interne”: une Constitution, non plus adoptée par le Conseil et le Parlement européens, mais par un forum plus large pouvant lui conférer une nouvelle légitimité démocratique proprement européenne.
Ce n’est pas un nouvel Etat qui sera ainsi “constitué”. Ce sera l’Europe politique moderne, celle qui pourrait enfin devenir un point d’attache de loyauté politique. Sans une telle loyauté, l’Europe “des initiés” n’a plus d’attrait.
Frank Engel